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Les OVNIS du rap : une plongée dans l'histoire du Hip-Hop

Publié aux éditions La Tengo, « Les OVNIS du rap : rencontres du troisième type » réunit des entretiens avec des acteurs du mouvement hip-hop. Ingénieur du son, rappeur et rappeuse, danseuse : tous ont été à leur manière des observateurs privilégiés de l'histoire de cette culture en France.

« Les gens de la musique me fascinent, m’interpellent. Et parmi ceux-là, les gens du rap sont encore à part. Depuis que je les croise, je les sonde et scrute ce qui les rend si spéciaux. Tous ont, d’une manière ou d’une autre, évolué dans l’adversité. Des réfractaires forcés qui n’ont aujourd’hui plus aucun complexe et demeurent informatables, quoi qu’on en dise. Depuis les années 1980, l’échiquier a été renversé : la société dans laquelle ils étaient indésirables jadis s’adapte désormais à eux, à leur zèle et à leur non- conformité. En tant qu’êtres désinhibés et singuliers — libres —, les gens du rap sont un peu tous des ovnis. », explique l'auteur du livre, Antoine Laurent, en préambule.

Nous vous livrons quelques extraits de ces entretiens à travers lesquels se dessinent des destins hors normes.

Popeye, ingénieur du son

Sur Doc Gynéco : « Bosser avec un mec qui a vendu un million d’albums, qui est dans la musique depuis vingt ans, mais n’a jamais donné un concert en son nom, c’est comme apprendre à marcher à un homme de 44 ans. Il faut tout lui enseigner : la façon de tenir le micro, les consoles, les retours, les lumières, le point central de la scène, l’occupation de l’espace... C’est vraiment compliqué. Il y a un engouement autour de lui, et c’est normal : on parle d’un artiste qui a vendu un million de disques. Tout le monde a envie de le voir et de l’entendre. La déception de certains est compréhensible. Bruno n’a jamais travaillé son art et revient après vingt ans de pause. Il a du mal aujourd’hui à jouer le jeu, à mettre en place une vraie interactivité, à stimuler son public. La scène, c’est quelque chose qui se travaille. »

Sur Rohff : « À l’époque, il avait vraiment le vent en poupe, il jouait surtout dans des grandes salles. Parfois, il préférait annuler des concerts quand la taille de la salle ne lui permettait pas de s’exprimer pleinement. Il aime livrer des vrais shows. En général, il reste deux heures et demie sur scène sans boire une goutte d’eau. Il envoie ! C’est un putain de bosseur ! Il était malheureusement tout le temps borderline. Si tu lui parlais mal, ça pouvait partir en couilles. Du coup, tout le monde l’évitait. Même les mecs des maisons de disque n’osaient pas lui dire certaines vérités, parce qu’ils avaient peur d’en prendre une ou de se faire envoyer chier. »

Sur Booba : « Il est l’inverse de Rohff. Booba t’écoute, te fait confiance. Quand il est devenu le premier rappeur français à remplir Bercy en solo en 2011, il avait voulu venir la veille du concert pour faire ses balances. Je lui avais dit : " Non, mec, tu viens quatre jours avant, et on travaille. Là, ton show n’a pas d’intro, il faut en faire une. " Je lui avais alors proposé comme intro de réaliser un medley des couplets de ses chansons, époque Lunatic. Il avait refusé dans un premier temps, au prétexte qu’il ne connaissait pas les textes, avant d’accepter ma proposition. Au nal, on a concocté un medley Lunatic avec les morceaux qu’il connaissait par cœur. Tu peux suggérer des idées à Booba. Il a cette intelligence de t’écouter, cet enfoiré. C’est pour ça qu’il est le meilleur, il a tout compris à ce business. »

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Keny Arkana, rappeuse

« Le rap m’a clairement sauvée. C’est pour cela aussi que j’ai conscience de la responsabilité du rappeur. Je sais très bien l’impact que peuvent avoir certains mots sur des jeunes paumés. Heureusement qu’à mon époque, les rappeurs avaient un vrai discours. Ils étaient des grands frères. Ils n’étaient pas là pour pervertir, pour enfoncer ou pour chanter leur orgueil. Ils étaient beaucoup plus jeunes que les rappeurs d’aujourd’hui, mais ils avaient plus de plomb dans la cervelle. Certains ne se rendent pas compte de ce qu’ils font quand ils glorifient le mythe Scarface et se croient à Hollywood. »

« Les gens m’ont volée. Je ne me suis jamais fait voler par les maisons de disque, par des personnes de l’industrie musicale, mais mes amis, eux, m’ont volée. Tel doit être le chemin des artistes sans doute. Au bout d’un moment, le décalage avec les autres est trop important. J’ai passé un an à recoller les morceaux, jusqu’en novembre 2015 et l’attentat au Bataclan. Quelque chose m’a rattrapée au moment de ce drame, une espèce de pression, de conscience, même si je n’ai la prétention de rien du tout. Je me suis juste dit qu’en tant qu’artiste engagée en France, il était venu l’heure de m’exprimer. »

« Je n’aime pas Charlie hebdo. Franchement, ce qu’ils font parfois ne se fait pas. La liberté d’expression, ce n’est pas cracher sur son voisin. La liberté d’action s’arrête là où commence celle de l’autre. Si la liberté d’expression t’autorise à cracher sur les gens, alors je suis moi aussi en droit de te mettre une gi e. Je ne conçois pas la liberté d’expression ainsi. Tu critiques la religion de personnes déjà opprimées tout en sachant pertinemment que le sujet est sensible. Tu sais que, dans l’islam, la représentation du prophète n’est pas admise. Et toi, pendant des mois, tu vas t’en amuser d’une manière parfois atroce. Je n’aime pas la méchanceté, cette forme méchante de cynisme. Il y a assez de problèmes dans le monde et de trucs à dire sur les puissants pour épargner les opprimés. C’est un peu facile de taper sur les petits. L’attentat, bien sûr, m’a choquée. Ôter la vie d’un être humain pour un dessin... C’est grave d’en arriver là. Il n’y a rien de plus sacré que la vie. Qui es- tu pour jouer le justicier ? »

Fisto, rappeur

« Une fois dans le milieu, je me suis rendu compte que les artistes qui font gueuler des trucs contre Skyrock à leur public, et qui ont fait de la lutte contre Skyrock un cheval de bataille tout en étant à un moment donné signés en maison de disque, agissaient souvent par pure vengeance. La maison de disque avait proposé leurs albums à Skyrock, qui n’avaient pas été retenus. C’est ridicule. Souvent, des artistes se déclarent underground, mais par défaut. Tu leur filerais un billet pour rejoindre une major, ils iraient de suite. La vie est plus complexe, moins binaire. En maison de disque, il y a des tarés, des connards, mais aussi des gens très bien. Il en est de même dans l’underground et parmi ton public. Il y des gens qui vont te cracher dessus du jour au lendemain et des gens dèles. Tout ça, c’est humain. »

« Le milieu de l’industrie musicale en France est vraiment déconnecté. C’est un tout petit milieu qui, finalement, est surreprésenté. Ces gens n’ont pas conscience de la vraie vie. On passe son temps à te dire que tu es le meilleur, et tu commences à le croire. Je ne regrette rien, et au contraire, je suis fier de moi. Je suis content d’avoir agi avec les armes que j’avais à l’époque. J’aurais pu difficilement faire mieux. J’ai mis du temps à me trouver, et je continue encore à me chercher. Depuis 2010, je n’ai pas enregistré d’album. Ce n’est pas pour rien. J’admire les mecs qui sortent des projets tous les six mois, je ne pourrais pas le faire. Ce n’est pas ma façon de concevoir le rap, l’écriture. Tout ce que j’ai fait pour le moment correspond à des périodes de ma vie. Cinquième Kolonne représente ma vie à Saint-Étienne, mon entourage, une période noire, avec des décès et des ruptures. »

Félina, danseuse dans les vidéos musicales

« J’ai été enseignante en mathématiques de 24 à 30 ans. Au départ, j’étais assistante d’un professeur d’université, à Paris. Je ne m’occupais que des travaux dirigés. Après, j’ai trouvé un poste dans une école privée. À 29 ans, je me suis séparée du père de ma fille. J’ai dû trouver une source de revenus complémentaire. J’ai essayé d’être hôtesse dans des restaurants, mais ce n’était pas mon truc. C’était trop passif, il fallait subir, et je n’avais pas envie de ça. J’avais envie d’être jolie, de contrôler et d’avoir le dernier mot. Je me suis donc mise à danser : j’étais professeure de mathématiques la journée et gogo-danseuse la nuit. Je me maquillais énormément pour éviter que des élèves ou des collègues de boulot me reconnaissent. J’ai eu une petite double vie pendant un an et demi. »

« Honnêtement, quand des mecs sont à quatre pattes à te tendre des billets pour que tu leur montres ta poitrine, j’ai l’impression que ce sont plutôt eux les objets dans l’histoire. Cela me fait penser à une anecdote rigolote : sur le tournage d’un clip pour un groupe dont je ne me souviens plus le nom, on m’a demandé quatre filles blanches. Le morceau était assez violent, avec des paroles à la fois machistes et tournées contre la France. Les danseuses étaient en bikini bleu-blanc-rouge, et les mecs essayaient de les humilier un peu, de les titiller. Heureusement, j’étais là. À la fin du clip, chaque fille rentre chez elle avec sa petite décapotable, alors que les rappeurs prenaient le métro ou leur scooter un peu pourri. J’avais fait remarquer le paradoxe à l’un des réalisateurs. »

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