Philippe Labro est écrivain, cinéaste et journaliste. Chaque vendredi, pour CNEWS Matin, il commente ce qu'il a vu, vécu et observé pendant la semaine. Un bloc-notes subjectif et libre.
JEUDI 5 OCTOBRE
Invité pour une «Grande Conférence» à Liège, j’y découvre l’extraordinaire engouement des habitants de la troisième ville de Belgique pour tout ce qui est français. On y regarde plus les chaînes de télévision françaises que nationales, on se passionne pour notre vie politique, on démontre une connaissance profonde de notre littérature, la classique comme la contemporaine. Avec un brin d’autodérision, un universitaire m’explique qu’ici, on fête plus volontiers le 14 Juillet que la fête nationale belge. – Cela ne nous empêche pas d’aimer notre ville, me dit-il. Elle est belle, propre, il y a beaucoup de soleil. La présence de l’eau, la Meuse, apporte calme et sérénité, avec de multiples activités culturelles, des festivals, des expos, des concerts…
Au cours d’une séance de dédicaces, je mesure la courtoisie et la bienveillance de ces femmes et ces hommes, ces Wallons dont les ancêtres ont failli autrefois être rattachés à la France – et le souhaitent, parfois encore,aujourd’hui. Le sourire est constant. Il faudra revenir.
LUNDI 9 OCTOBRE
La disparition de Jean Rochefort a pris une dimension médiatique énorme. Comme tout, ou presque, a été dit et écrit, je veux retenir quelques éléments qui ont distingué ce comédien et expliquent ces unes de journaux, ces émissions spéciales, cet élan unanime d’estime et de sympathie, d’admiration et d’affection pour l’homme aux cent vingt films.
Le «dandy moustachu» était bien plus qu’un dandy, un personnage rare. Il faut d’abord souligner à quel point Rochefort savait manier l’humour, l’ironie, la franchise, l’inattendu, à chaque fois qu’il apparaissait à la télé ou ailleurs. Il savait dynamiter une ambiance. Il possédait un don du verbe, de la formule, de la réplique, et savait écrire sa propre musique, même s’il fut, avant tout, l’excellent interprète des textes des autres.
Il n’a jamais tourné moins de quatre à cinq films par an depuis le tout premier, en 1956, Rencontre à Paris. Sa décennie royale, ce seront les années 1970, quand il se révélera aussi crédible dans la tragédie (Le Crabe-Tambour) que dans la légèreté, notamment dans les films d’Yves Robert, dialogués par Jean-Loup Dabadie. On ne dira jamais assez tout ce que Rochefort, Brasseur, Bedos, Lanoux, doivent au talent prodigieux de Dabadie pour ciseler un échange, une blague, un mot d’auteur.
On parle beaucoup des «dix films clés» de Rochefort. Mais on en oublie d’autres, tout aussi révélateurs de sa capacité à faire croire à un personnage. Je pense en particulier à Un étrange voyage d’Alain Cavalier, quand Rochefort recherche, le long d’une voie ferrée, sa mère disparue. Je songe aussi à un autre film, rarement mentionné, datant de 1963, Symphonie pour un massacre, un polar en noir et blanc, signé Jacques Deray. Rochefort y joue un gangster froid et déterminé – Jabeke –, qui va tuer quatre personnes, ses propres associés, pour aller au bout de sa soif d’argent. Il est glacial, fascinant.
Avant même que n’interviennent la moustache, Dabadie, l’humour et la célébrité, avant qu’il ne marque de son empreinte un demi-siècle de cinéma français, Rochefort avait donc déjà imposé une évidence : il avait quelque chose d’exceptionnel. Cette exception trouvait sans doute sa source dans sa folie. Il y avait un grain de folie en lui, plusieurs grains, même (sa danse dans Le mari de la coiffeuse, de Patrice Leconte, en est un exemple saisissant). La folie, c’est le propre de tout artiste. Et puis, malgré le masque souriant, il y avait aussi les dangers de la dépression. Il en a connu cinq, ai-je lu quelque part. Le clown n’est jamais très éloigné de la tristesse.