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30 ans de la mort de Serge Gainsbourg : comment Lucien Ginsburg devint Gainsbarre

Du jazz au funk, du reggae au hip hop, du cha cha cha au rock, Serge Gainsbourg a abordé tous les styles musicaux, et a bouleversé à jamais le paysage musical français. Derrière l’image de grand provocateur se cachait un homme torturé, sans cesse à la recherche de nouveautés. Retour sur l’une des figures artistiques les plus fortes de la seconde moitié du XXe siècle, disparue il y a trente ans.

Lucien Ginsburg est né le 2 avril 1928, à Paris. L’histoire de ce fils d’émigrés juifs russes restera à jamais liée à celle du judaïsme dans l’Europe du XXe siècle. Son père, pianiste formé aux conservatoires de Petrograd et de Moscou, et sa mère, mezzo-soprano, ont dû fuir dès 1919 l’antisémitisme bolchévique. Transitant par Istanbul et Marseille, ils s’installèrent, comme des milliers de Russes, dans le 20e arrondissement de Paris, où ils ont vécu petitement de leurs talents artistiques.

Mais Lucien a grandi avec l’amour de l’art, encouragé par son père à se lancer dans la peinture et le piano… jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Le jeune homme a découvert qu’il était juif quand son père est revenu avec l’étoile jaune à la maison. Son visage présentait les particularités des clichés antisémites affichés en 1941 au palais Berlitz dans l’exposition «Comment reconnaître le juif ?» : un nez crochu, de grandes oreilles... Les enfants se moquèrent. «Juif, c’est pas une religion ! Aucune religion ne fait pousser un nez comme ça !», réagira-t- il avec humour. L’adolescent a porté un temps l’étoile jaune et a été obligé de fuir la capitale pour se réfugier en Haute-Vienne. Cette période de sa vie inspirera plus tard l’album «Rock Around the Bunker» (1975). A la Libération, il reprit brièvement ses études générales avant de s’inscrire aux Beaux-Arts, période pendant laquelle il a fait la connaissance de sa première femme, Elisabeth Levitsky, fille d’aristocrates russes en exil.

Du piano dans les bars

Chez ce jeune homme des quartiers populaires, la fascination pour le grand monde était là. En attendant, les amants vécurent la véritable bohème de l’époque, entre petits boulots et pauvreté menaçante. Entre-temps, Lucien, qui avait appris la guitare pendant son service militaire, a presque laissé tomber la peinture pour mettre à profit ses études de piano classique et officier dans les bars, comme son père avant lui. Il est devenu une sorte de crooner au physique ingrat, dans les casinos de la côte normande, au Touquet Paris-Plage, au Club de la Forêt à Deauville, ou encore dans des boîtes parisiennes comme Madame Arthur. Son modèle, son idéal, c’était Boris Vian.

En 1957, il est repéré par hasard par la chanteuse Michèle Arnaud, qui le força presque à dévoiler ses compositions personnelles. Des premières prestations publiques qui ne touchèrent qu’un public limité. Il enregistra son premier album, «Du chant à la une», sur lequel on trouvait le célèbre «Poinçonneur des Lilas», puis les disques «N° 2», «L’étonnant Serge Gainsbourg», ou encore «Gainsbourg confidentiel», où il déroulait un jazz archi-moderne. Bien sûr, l’exigence musicale de cet album limita l’étendue du public. Total des ventes : 1.500 exemplaires.

Des collaborations et des succès

La légende veut que celui qui s’appelait désormais Serge Gainsbourg ait déclaré, en sortant des studios : «C’est décidé, je vais me lancer dans l’alimentaire et m’acheter une Rolls». Le fait est que le musicien changea alors son fusil d’épaule.

Il décida d'écrire pour Juliette Gréco («La Javanaise») et Petula Clark («La Gadoue»), puis pour Françoise Hardy («Comment te dire adieu») et France Gall («Poupée de cire poupée de son», «Les sucettes»). Aussitôt, le succès arriva. Et avec lui, les jolies femmes. «L’homme à la tête de chou» miné par son physique, tenait là, avec la célébrité, l’occasion de sa revanche.

Sa courte mais torride histoire avec Brigitte Bardot lui inspirera certaines de ses plus belles chansons. Fin 1967, succombant aux charmes de BB, il composa en son honneur l’une des plus extraordinaires chansons françaises de l’époque, «Initials B.B.» qui a rencontré un immense succès alors que l’égérie française était au faîte de sa renommée. D’autres titres écrits spécialement par Gainsbourg pour Bardot sont ensuite dévoilés : les célèbres «Harley Davidson», «Bonnie and Clyde», et «Je t’aime… moi non plus», même si ce dernier titre sera connu par l’interprétation de Jane Birkin.

«69, année érotique»

C'est la rencontre avec cette dernière sur le tournage du film «Slogan», en 1968, qui a transformé définitivement Serge Gainsbourg. Au contact de l’actrice anglaise, il a vécu sa vie comme un roman. Le pudique Serge cèda aux charmes vaporeux de la ravissante gamine Birkin. Et accoucha du scandaleux tube «69, année érotique». Emblématique de l’époque, libérée par Mai-68, ce duo a consacré Gainsbourg comme un artiste ne reculant devant rien quand il s’agissait d’exprimer son talent.

La décennie 1970 est marquée par l’écriture et la composition de quatre albums majeurs dont «Histoire de Melody Nelson» (1971) et «L’Homme à tête de chou» (1976). Pourtant, malgré l’ambition de ces albums-concept (une œuvre où toutes les pistes sont liées à un thème, une idée ou une histoire), il ne rencontra que peu de succès (à peine 30.000 exemplaires vendus). Le temps a aujourd'hui fait son œuvre, ces albums figurent depuis régulièrement parmi les meilleurs albums de rock français.

«L’Histoire de Melody Nelson» et «L’Homme à tête de chou», tous les deux influencés par la scène rock anglaise, sont des variations sur des thèmes que Gainsbourg ne cessera d’explorer jusqu’à la fin de sa vie : la relation entre la mort et le sexe. Ces deux disques font référence au «Lolita» de Vladimir Nabokov et racontent l’histoire d’un amour impossible entre un homme d’âge mûr et une lolita. Dans «Melody» et «Variations sur Marilou», Gainsbourg a atteint des sommets jamais égalés qui inspireront des artistes tels que le groupe Air, David Holmes, Jarvis Cocker et Beck.

En 1975, avec l’album «Rock Around the Bunker», il poussa la provocation à son comble en tournant en dérision l’esthétique nazie. L’album, composé de titres tels que «Nazi Rock», «SS si bon» ou «Tata teutonne», est rejeté par les programmateurs de radio qui n’y voyaient qu’une provocation de plus. Son seul succès commercial de la décennie sera le single extrait de l’album «Vu de l’extérieur», «Je suis venu te dire que je m’en vais».

Gainsbourg est mort, vive Gainsbarre !

Les années 1980 s’ouvrirent avec le succès de son album reggae «Aux armes et cætera» (disque de platine). Pourtant, la polémique autour de sa reprise reggae de «La Marseillaise» et les propos calomnieux dans la presse à son encontre l’ont profondément offensé. Se sentant artiste incompris, il se réfugia dans la vie des milieux noctambules et interlopes. Il se créa alors un double, une image de poète maudit et provocateur : Gainsbarre.

Il signa son acte de naissance en 1981, dans l’album «Mauvaises nouvelles des étoiles» avec la chanson «Ecce homo» : «Et ouais c'est moi Gainsbarre /On me trouve au hasard /Des night-clubs et des bars/ Américains c'est bonnard (...)/ Il est reggae hilare /Le cœur percé de part en part».

Selon son ami Gilles Verlant, auteur d’une biographie sur Gainsbourg parue aux éditions Albin Michel, le masque de Gainsbarre était un moyen pour lui de se protéger : «Son personnage de Gainsbarre était destiné à la télé. Quand on creusait, on trouvait un tout autre personnage, un homme maladivement pudique qui, me racontait Jane Birkin, déambulant nu, mettait ses mains devant son sexe quand il croisait son image devant le grand miroir de sa maison de la rue de Verneuil. Alors, quand on le voyait jouer le personnage dégueulasse de Gainsbarre à la télé, on se disait que ce n’était pas du tout lui».

Rongé par le tabac et l’alcool, il n’en demeurait pas moins actif, et les années 1980 furent, pour lui, des années d’autodestruction (il n’a pas cessé de fumer ni de boire malgré l’avis de ses médecins) même s’il se lança dans des projets musicaux ambitieux et réalisa trois films. En 1981, il a sorti son second album de reggae. Gainsbourg explorait les nouveaux genres musicaux comme le funk et le hip hop dans «Love on the beat» et «You’re under arrest», en hommage à l’album de Miles Davis sorti quelques années auparavant. Sur ces albums, Gainsbourg s’essayait à la musique électronique et aux synthétiseurs, mais ils firent polémique en raison de leur contenu hautement sexuel.

En 1984, Serge Gainsbourg poussa le bouchon un peu plus loin, en composant «Lemon Incest» : écrite, composée et interprétée par lui-même et sa fille Charlotte. Avec des chœurs chantés par The Simms Brothers Band, la musique s’inspirait largement de l’Etude n° 3 en mi majeur op. 10 de Frédéric Chopin. L’«affreux Gainsbarre» joua délibérément sur l’adéquation entre les paroles de la chanson et la mise en scène de sa fille.

«Il faut se souvenir que Gainsbourg est quelqu’un qui a véritablement connu le succès à 50 ans. Avant, bien sûr, il était connu mais ce n’était pas vraiment une vedette, seulement une célébrité du Tout-Paris. C’est en 1978 qu’il devient une star du Top 50. Et n’oublions pas que les musiciens sont comme tout le monde, ils ont besoin d’amour. Gainsbarre, en fait, c’était sa prison mais aussi la garantie de ne pas s’ennuyer dans la vie. Gainsbourg était aux antipodes du train-train, ne faisant par exemple jamais deux fois le même disque. Il voulait sans cesse essayer de nouvelles choses. Mais quand on le voyait à la télévision, vers la fin, on avait mal physiquement pour lui, quand il insulte Catherine Ringer parce qu’elle a joué dans des films pornographiques, quand il fait le clip de «Tes yeux noirs», d’Indochine, quand il réalise des films complètement ratés (dont «Charlotte For Ever», ndlr). Il croyait qu’il suffisait qu’il touche à quelque chose pour que cela marche», expliquait Gilles Verlant il y a quelques années.

«Le poète maudit» au cinéma

Serge Gainsbourg joua dans une trentaine de films, pour la plupart des séries Z qu’il reniera avec le temps. Il joua notamment des rôles de méchants dans plusieurs péplums, dont «Samson contre Hercule» et «Hercule se déchaîne». Le seul film dont il était fier était «Paris n’existe pas», une fantaisie d’inspiration surréaliste réalisée par son ami, le critique de cinéma Robert Benayoun.

Il a réalisé également quatre œuvres, dont la plus connue est «Je t’aime moi non plus» (1976) avec Jane Birkin où il abordait les tabous de l’homosexualité et de l’érotisme. Il continua sur cette voie avec «Equateur» (1983), une adaptation de Simenon, «Charlotte for Ever» (1986) et «Stan the flasher» (1990). Il a établi une filmographie exigeante, obtenant un succès confidentiel, où étaient abordés des sujets «dérangeants» comme l’inceste et l’exhibitionnisme (Stan the flasher).

Un homme tourmenté

Selon Gilles Verlant, Gainsbourg était «poursuivi par sa gueule» : «Serge Gainsbourg a en effet toujours été solitaire. C’était quelqu’un de peu disposé au bonheur. "Fuir le bonheur de peur qu’il ne se sauve", disait-il, d’après Francis Picabia. En fait, il fuyait le bonheur parce qu’il ne le reconnaissait pas quand il était là».

En 1991, à 62 ans et après une cinquième crise cardiaque, Serge Gainsbourg a quitté le monde des vivants chez lui au 5 bis, rue de Verneuil dans le 7e arrondissement, laissant des milliers de fans inconsolables.

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