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Alain Damasio : «Rien n'a plus changé notre façon de vivre que les Gafa»

Alain Damasio est le premier artiste invité en résidence à la nouvelle Villa San Francisco.[© SEBASTIEN BOZON / AFP]

Il est devenu, dès son premier succès, une des voix les plus originales de la littérature de l'imaginaire, avec la sortie de La Horde du Contrevent, sorti en 2004. Quinze ans après, c'est avec Les Furtifs qu'Alain Damasio a prolongé le succès, nous offrant une analyse pertinente du devenir de nos sociétés occidentales.

Entre temps, le plus techno-critique des auteurs de science-fiction a multiplié les collaborations et les projets, des concerts-happenings aux scénarios en passant par les jeux vidéo. Désormais, c'est la Villa San Francisco, une toute nouvelle résidence française d'artistes située en plein coeur de la Silicon Valley, qui accapare les pensées d'une plume aux avant-gardes.

Il a l'honneur d'être le premier artiste à être officiellement invité, même s'il ne la découvrira physiquement, coronavirus oblige, qu'au printemps prochain. Il se réjouit d'avance de pouvoir se confronter aux dirigeants des géants américains du numérique. De quoi alimenter ses propres travaux et tenter de faire entendre une voix discordante au coeur de la capitale de l'économie numérique. 

Comment imaginez-vous votre séjour à la Villa San Francisco, sorte de Villa Médicis 2.0?

Alain Damasio : Au départ, je devais y arriver en octobre, mais avec les conditions sanitaires, c’est évidemment très compliqué. On a donc décidé de le faire au printemps prochain. Il serait idiot d’y aller pour ne rencontrer les gens qu’en visioconférence. Le but est quand même de rencontrer les dirigeants de la Silicon Valley, les acteurs de l'université de Berkeley ou de Stanford. On croise les doigts pour que les conditions soient réunies à ce moment pour des rencontres en chair et en os. 

Vous avez l’habitude d’être très critique envers la Net économie, et la place grandissante des nouvelles technologies dans nos vies. Vous aimez aussi prendre du recul, loin du vacarme des villes. Vous allez pourtant vous rendre au coeur d'une ville-monde ultra-connectée, ou sont situés, entre autres, les Gafa. C'est un défi pour vous ?

Il n’y a en effet rien qui soit plus aux antipodes de ce que je prône de mon côté. Mais en même temps, c’est fascinant de pouvoir rencontrer ce monde qui serait pour moi un monde «ennemi», même si je suis moi-même un gros praticien du numérique. C’est une façon pour moi d’aller au coeur de «l’empire du mal». Google, Facebook, Netflix, Airbnb… Ils sont tous sur place. De pouvoir me confronter à ça, en tant qu’auteur, c’est extraodinaire. Je vais pouvoir prélever des galeries de portraits, des habitus, qui vont peut-être aussi me faire comprendre pourquoi il y a un tel enthousiasme pour quelque chose qui, objectivement, détruit la planète, et socialement n’est pas terrible. Je vais être très souvent en porte-à-faux dans mes rendez-vous, dans les habitudes de vies là-bas. Je sais, pour avoir été quelques fois aux Etats-Unis, que l’attitude technocritique, ou le simple fait de ne pas avoir de téléphone portable, comme c'est mon cas, est au-delà de la radicalité. Ce n’est même plus l’extrême gauche, c’est quasi-impensable pour eux ! C’est aussi le but de ce genre d’échange culturel qu’offre la Villa San Francisco. Mais eux-mêmes, avec moi, vont être intéressés, curieux, ils sont très ouverts aussi. Les architectures, les campus, les sièges sociaux… Je vais pouvoir aussi me rendre compte de la réalité sensorielle de ces lieux. Il y a les déclarations publiques, les flots d’infos à ce sujet, et puis il y a les attitudes. Un cadre d’Apple en train de faire son footing sur son lieu de travail peut m’en appprendre autant qu’une longue interview. 

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Une vue intérieure de la Villa San Francisco (© Villa San Francisco).

Chez les Américains, il y a réellement une attitude physique, une façon de parler, de se positionner, un quasi-hygiénisme dans les rapports qu’il n’y a pas du tout en France, et qui a valeur de discours, qui est porteur de sens. Et plus personnellement, il y aura là une matière énorme pour imaginer de futurs personnages, plutôt méchants, j'imagine, dans un prochain roman. 

Vous y allez pour confronter votre propre démarche, ou comme évangéliste, avec l'idée de convaincre ?

Je pense que ce voyage est nécessaire pour valider ma position technocritique. C’est très facile de critiquer à distance, mais il est important de se rendre compte sur place des raisons de l’adhésion massive du public à cette nouvelle ère et façon de vivre. Eux y croient. Le transhumanisme, dont je suis un fervent détracteur, est un mouvement très fort là-bas par exemple. Cette zone géographique concentre à peu près tout ce que je critique ou combat : le capitalisme, le tranhumanisme, la surveillance, le monde connecté à l’extrême....

Ce voyage à San Francisco est nécessaire pour valider ma position technocritique

Mais je crois malheureusement qu’il y a une faculté de doute relativement étroite sur ces sujets de leur part. C’est quand même une culture très affirmative. Chez les start-uppers, le moindre doute peut être interprêté comme un aveu de faiblesse. Je vais au moins essayer de les confronter à mes idées. J’espère pouvoir y faire une masterclass ou des conférences là-bas, dans les universités. Ce sera un plaisir coupale de voir les réactions en face. Est-ce que le mur uniforme va se fissurer, quelles seront les réactions, qu’y-a-t-il derrière ? Il faut pouvoir mettre en vibration le bloc pour le fendre. En tout cas, je ne vais surtout pas me censurer !

Avez-vous des rendez-vous déjà calés ?

J’aurai un chaperon qui va m’accompagner. Je veux absolument rencontrer les acteurs de ce secteur, ceux du Big data, du transhumanisme, de l’université. J’aimerais tellement pouvoir aller voir ce qui se passe à l’Université de la singularité.

Mais l’avantage de San Francissco, c’est qu’il s’agit aussi d’une ville d’avant-garde, d’artistes, qui ont un regard beaucoup plus critique sur cette modernité. Il y a dans la société civile des mouvements de contestation, comme les manifestations sur l’explosion des prix de l’immobilier à cause de la présence des champions des nouvelles tech. J’ai envie de voir un peu cette face cachée qui n’est jamais montrée aux Etats-Unis. C’est du domaine des losers, pas très bien vus là bas. Les beatniks, les contestations des 70’s... Beaucoup de mouvements sont nés là bas, c’est cet aspect historique qui m’intéresse aussi. Ça fera beaucoup de choses pour un seul mois finalement. 

Pourquoi, selon vous, la Villa San Francisco a décidé de baptiser leurs résidences d'artistes avec vous?

Ils connaissaient bien mon CV, notamment Juliette Donadieu, l'attachée culturelle de l'Ambassade de France à San Francisco, qui est à l'origine de ce projet. Ils voulaient un représentant de la science-fiction. San Francisco, c’est la ville du « Wild open to the futur», la ville où le futur se pense. Et puis SF = San Francisco. Le fait que j’ai une approche sociologique, philosophique, anthropologique dans mes livres a dû les séduire. Pour moi, la définition de la SF c’est ce que la technologie fait à l’homme.

Rien n’a plus changé notre façon de vivre au quotidien que les Gafa. C’est eux qui ont mis en place cette ère de la trace, qui l’ont construite. Cette trace, qui est le nouvel or gris, est le symbole de notre capitalisme moderne. C’est à partir de nos traces que l’on va maximiser le profit de nos entreprises. Depuis 25 ans que j’écris, je me suis plongé là dedans, je l’ai analysé… Je pense qu’en effet, je devais être la bonne personne pour ça.

Selon vous, il y a une grande différence entre notre culture française, européenne, et la culture américaine ?

Le défi est passionnant, car on considère que cette culture américaine est très proche de nous, en la regroupant dans la catégorie Occidentale, alors que justement, je pense que cette culture est très hétérogène. A chaque fois que j’y ai mis les pieds, comme à mes vingt ans, où je parcourais les grands parcs à vélo, j’ai vraiment eu la sensation d’être sur une terre étrangère, au moins autant que lorsque je vais au Japon. 

Pour moi, la définition de la S.F., c'est ce que la technologie fait à l'Homme

Ma mère, agrégée d’anglais, connait très bien cette société. On n’était pas surpris par exemple par l’election de Trump. On savait que c’était possible, car culturellement, il y a une majorité d’américains qui ont une conception  assez étroite de la société. Le niveau culturel là-bas n’est clairement pas le même qu’en France, ou l’on baigne dans un champ culturel largement plus riche, quelque soit le milieu social. Une fois aux Etats-Unis, on se dit que oui, effectivement, ils peuvent élire quelqu’un comme Trump. Il n’y a pas tous les pare-feux intellectuels et culturels qu’il y a chez nous. Je ne dis pas qu’un populiste ne pourrait pas être élu chez nous, mais il faudrait avoir fait céder un très grand nombre de ces pare-feux. C’est donc à la fois courageux et opportun d’avoir crée cette villa à San Francisco. Les échanges franco-américains sont toujours fructueux pour cette raison, ils font toujours sens. 

Quel echo ont eu vos livres là bas ?

C’est un autre aspect important de mon séjour là-bas. Il y a bien sûr l’aspect inspirationnel, celui qui va alimenter mes travaux, mais il y a aussi l’aspect professionnel, qui n’est pas un mince enjeux. Au sens ou la littérature SF européenne est très rarement traduite là-bas. A tel point que de mon coté, après de longues tentatives infructueuses pour trouver un éditeur local pour la Horde du Contrevent, j’ai proposé à mon propre éditeur, au bout de dix ans, de le faire traduire nous-même. On a donc désormais le manuscrit en anglais, mais on n'a toujours pas d’éditeur. On parle pourtant d’un livre qui a désormais dépassé les 400.000 exemplaires. Mais rien ne bouge, ce qui montre à quel point on n’existe pas.

Je suis traduit en italien, en allemand, en russe, mais pas en anglais.

C’est la même chose pour les Espagnols, les Italiens, les Allemands. On va par contre, de notre côté, traduire à la pelle des romans américains qui parfois n’en valent vraiment pas la peine. Pour les américains, c’est très exotique de penser qu’il y aurait une SF européenne. C’est donc un vrai enjeu pour moi sur place. J’ai aussi l’adaptation de La Horde au cinéma qui avance. J’ai une productrice, avec qui on pourra aller voir des co-producteurs. Il y a donc un vrai enjeu d’étendre le rayonnement de mon travail dans la sphère anglo-saxonne, ce qui n’est pas encore le cas. Je suis traduit en italien, en allemand, en russe, mais pas en anglais. 

Si ce marché s’ouvre, ça serait pour moi une belle opportunité. Je rêve en effet de recevoir un jour les prix Nebula ou le prix Hugo, parmis les prix de SF les plus prestigieux, qu’aucun français n’a jamais eu. 

Des adaptations à l'écran de vos oeuvres sont envisageables ?

Ma productrice, qui est très au fait du marché américain, pense qu’il y a quelque chose à faire. La SF au cinéma manque en effet d’originalité. Les franchises Marvel et DC commencent à tourner en rond sur les films de super-héros. Il y a un mal fou à renouveler le genre. Le «Dune» qui arrive au cinéma le montre bien d’ailleurs. Il faut pouvoir offrir un monde global et cohérent pour séduire dans la SF. Donc pour La Horde, j’y crois vraiment, même si je ne peux rien dire, ça devrait se décider avant la fin de l’année. Dans ce secteur, on ne peut rien avancer avant que tout soit bien signé, les mauvaises surprises et revirements arrivent vite. 

Et du côté des séries TV ? Les opportunités se multiplient, et la SF est très présentes sur les différentes plates-formes.

Tout a fait, moi je crois beaucoup à La Horde du Contrevent en série TV, tout comme ma productrice. Une série a besoin de se reposer sur des personnages, qu’elle développera au fil des épisodes, ce qui correspond très bien à ce roman, avec ses trois protagonistes principaux. Il y a un côté très linéaire dans la construction du roman, ce qui permet de feuilletonner la progression des héros vers leur objectif. Ca me semble judicieux en série. Pour le cinéma, on avait essayé de scénariser le roman en le coupant en deux, mais ça ne fonctionnait pas aussi bien, on était obligé de réduire au 20eme le livre. Réduire la portée philosophique, la densité des personnages… Ce que permet la série TV. Pour Les Furtifs, au contraire, je le vois plutôt en film : deux parents, une fille disparue…La conduite du récit, plus compacte, se prèterait plus au cinéma. 

Pour les traductions, on connait votre travail autour de la langue, la musicalité du langage, avec de nombreux néologismes. N'est-ce pas trop complexe de retranscrire cela dans une langue etrangère ? 

Je me suis longtemps arraché les cheveux à ce sujet. Mais j’ai donc eu la chance de tomber sur un poète américain, qui a vécu longtemps en France, et traduit de nombreux poètes français, y compris contemporain. Si tu peux traduire Mallarmé, tu peux tradire Damasio ! Il s’est régalé, car il avait une approche très physique du langage. Il avait une grande perception de tout le travail phonétique derrière, de l’affectation d’une langue particulière à chaque personnage, moi qui joue souvent avec les palindromes. Ce type de traduction est plus aisée en anglais, car beaucoup de mots, très courts, s’y prêtent. Mon traducteur a su garder la dynamique de sens, de dialogue, en la transposant dans sa langue. Finalement, c’est sur les jurons et les types d’insultes que les anglo-saxons sont les plus limités, contrairement à nous. Le « fuck » domine tout ! 

Pourquoi avoir choisi le genre de la SF pour vous lancer dans l’écriture ?

C’était instinctif, même si je pense que c’est la liberté qu’offre ce genre qui m’a poussé à le choisir. Sur le style, sur la structure narrative, sur l’univers et les inventions... On peut tout se permettre. Et puis c’est un genre spéculatif qui aime réflechir sur la société, la politique, l’anthropologie… Et ça depuis toujours. Tu peux y batir des mondes dans lesquels on place tous les travers de nos sociétés, tu peux les extrapoler, les transposer…

Mais le choix même de l’écriture n’était pas un évidence. Je fais désormais de la scène, j’ai travaillé pour des jeux vidéos, écrit des scénarios… Et malgré tout, je reviens à l’écriture. Tu comprends qu’à un moment, il y a vraiment une activité pour laquelle tu es doué. Mon rapport au langage est très physique. N’importe quel mot, n’importe quel consonne, voyelle, porte une couleur, un son, une sensation… Et je n’ai pas ce rapport là avec les autres arts. 

Il n’y a finalement que la scène qui m'attire autant, sur laquelle je vais porter mes textes, les oraliser, les mettre en voix, ou je peux trouver une forme d’urgence, ou il n’y a pas de seconde chance. Sur scène, j’aime la recherche de concentration pour essayer de faire du mieux possible, mais sans filet. Et la voix est pour moi la traduction physique d’un texte. J’y trouve une continuité entre le texte que j’écris et son expression sur scène. Et tu te mets forcément un peu en danger, contrairement à la sortie d’un livre ou, quelque soient les critiques, tu es un peu protégé. Je vais d'ailleurs poursuivre ma tournée avec l'immense guitariste Yan Pechin, baptisée Entrer dans la couleur, qui m'offre cette accès à la scène.  

En France, la réception de la SF n'a jamais été très bonne. Mais désormais, le genre a envahit le monde entier, on en est presque submergé. Pourquoi cet engouement devenu planétaire ?

Il y a plusieurs raisons. Très tôt, la SF a eu un côté spectaculaire, avec la création de monde, des voyages dans l’univers, on y voyait des vaisseaux, des robots,… En télé, cinéma et jeux vidéo, le thème est fédérateur depuis bien longtemps. En France, la SF n’a jamais été poussée, malgré le père tutélaire du genre avec Jules Verne. Beaucoup de gens dans l'Hexagone pensent, à raison je crois, que la France a été l’inventrice de la SF. Mais c’était considéré, et pas totalement à tort, comme un genre mineur. Seules les idées comptaient, et pour le style et l’écriture, ça passait après, dans un pays ou le style est primordial. Ces auteurs étaient souvent des ingénieurs, qui avaient une belle idée et se mettaient à écrire, sans formation ou don. Ça a crée cette sensation que la SF était mal écrite. 

On est sans doute dans un âge d'or de la littérature S.F.

Désormais ça n’est plus le cas. On a de nombreux auteurs qui écrivent très bien. Chez mon éditeur La Volte par exemple, et pour ne citer qu’eux, des auteurs comme Léo Henry, Catherine Dufour ou Sabrina Calvo écrivent extremement bien, et n’ont rien à envier à la littérature « blanche ». Grâce aussi aux anglo-saxons, on a arrêté de penser que c’était un genre mineur. Les gens se sont rendu compte que pour penser notre présent aujourd’hui, la SF était peut être le genre idéal. On est dans un présent où pas une seconde de ta journée n’est pas interfacée avec une technologie, et notre rapport au monde est régi par cette technologie. Comme la SF a toujours interrogé ce rapport au monde, aux autres et a soi que modifie ou altère notre technologie, au final, on est sans doute dans un âge d’or de ce genre littéraire. C’est le genre qui est le plus capable de questionner, critiquer ça, et montrer ou ça nous mène. La place de ces auteurs est désormais centrale. Dans les années 1970, on était encore très loin de cette machine monde dans laquelle on se trouve desormais et qui nous pose question. C’est finalement assez logique.

Comment penser le futur de manière différente que les auteurs phares du XXe siècle ? Comment apporter un regard nouveau ?

J’ai l’impression qu’il y a beaucoup de prédictions de certains courants de la SF qui ne se sont jamais révélées exactes, comme tout ce qui relève des catastrophes apocalyptiques, sur le nucléaire, mais finalement personne n’a osé appuyer sur le bouton… Sur les robots aussi, je considère que c’est un échec total. On est très loin de certaines couvertures de magazines scientifiques grand public, qui nous promettaient un alter ego en machine. Les robots sont à notre époque de très faible capacité. Des robots capables de discuter avec nous n’existent pas. On peut vaguement apporter une aide ponctuelle et limitée dans des Ephad par exemple, avec des robots. Mais ce ne sont que des scripts très limités, comme la météo, l’animal de compagnie, les proches,… Les capacités sont en fait encore très succintes, pour des questions très simples : une discussion de comptoir avec quatre personnes, un robot sera incapable de la soutenir, parce qu’il sera incapable de dissocier les différentes voix ou ondes. En réalité, on a sous estimé les difficultées techniques sur des choses qui pourraient paraitre simple. Si l’on prend le cas des traductions, certes la qualité s’améliore, mais ça ne sont que des machines bourrées au Big data, ça n’est pas de l’intelligence. Ça n’est finalement même pas un travail de traduction, mais uniquement une recherche à partir d’éléments déjà intégrés par la machine, d’une base de donnée. On est quand même très loin du robot d’Asimov. 

Et sur la conquête spatiale ?

C’est a même chose pour l’exploration spatiale. C’est quand même notre fond de commerce, et on n’est pas encore allé sur Mars, et même pas retourné sur la Lune. Mais ça montre à rebourd que la vocation d’anticipation de la SF n’est pas la plus importante. La SF est la pour interroger le présent. On hypertrophie les tendances, ou signaux faibles, comme par exemple le développement des IA interpersonnelles. Même si c’est encore balbutiant, on voit bien que si les Gafa continuent de creuser le sillon, tout le monde finira par parler à son smartphone à travers une IA personnalisée.

La S.F. est là pour interroger notre présent.

C’est ce que je développe justement dans Les Furtifs, en montrant ce que ça pourrait provoquer en terme de perversion, d’egocentrisme ou encore à quoi pourraient ressembler nos sociétés si l’ultra-capitalisme actuel continue de se développer, avec la privatisation de l’éducation, des villes,…. La SF sert à ça. Si dans 50 ans on refait une interview, et que vous me dites que je me suis planté dans mes développements, au final ça n’est pas grave, je m’en fous. Ce qui est important, c’est que je questionne ce qu’est la privatisation d’un stade de foot, les partenariats public privé des hôpitaux, des zones entières de villes privatisées, ce que ça entraine en terme d’inégalités,… C’est ça que la SF permet, et pourquoi elle est utile. 

Il faut aussi distinguer les deux grandes écoles de la SF, comme le font les anglo-saxons, qui parlent de la Hard SF, liée aux sciences dures, à l’évolution technologiques, aux machines, aux vaisseaux et la Soft SF, qui est l’avenir de nos rapports sociaux, ou le futur de nos rapports au travail : quels métiers auront disparu, quels seront nos espaces de travail, que se passera-t-il quand nos RH seront des robots ? Idem pour la santé, comment réagiront nous quand une machine nous annoncera qu’on est atteint d’un cancer par exemple ? C’est ça qui m’interesse le plus dans la SF. 

Justement, le Covid, avec appli, confinement, traçage, rapport au travail (open space versus télétravail...) est-il suffisant pour changer des choses, ou accélerer des tendances ? Quelles pourraient en être les conséquences à moyen et long terme ?

La durée de la pandémie va déterminer cela. Si ça dure vraiment longtemps, sans cette immunité de groupe qu’on espérait, je pense que ça va laisser une marque durable. Mais il y a un effet de révélateur très fort qu’on a pu déjà observer. Il y a pleins de gens qui ont, surtout dans les classes moyennes et moyennes supérieures, presque bénéficiés de la période quand leur logement le permettait, en prenant enfin un peu de temps, en sortant du burn-out, de la pression au boulot, pour prendre du recul. Pour cette population là, qui est importante car c’est elle qui fait basculer les sociétés et bouger les choses vers le haut, la crise a eu l’effet d’un déclencheur, sur la décroissance, l’écologie, ralentir, arrêter de consommer du transport en permanence, être au domicile peut être intéressant… Pour d’autres catégories sociales, ce confinement n’a été qu’une aggravation des inégalités. Mais les mouvements politiques tournés vers les classes populaires ont pris conscience du besoin de frugalité de nos sociétés, de baisser la consommation, de développer des choses en milieu rural, de penser le futur sous le prisme écologique.

C’est l’effet physique du port du masque, de la distanciation sociale, qui seule peut provoquer le changement et faire bouger les choses. Aucun bouquin, aussi bon soit-il, aucun média, quelque soit l’impact de son enquête, ne peuvent avoir cette force tant que le public ne le ressent pas dans sa chair, physiquement. Le simple fait de devoir mettre son masque dans la rue d’une grande ville, mais pas à la campagne ou chez soi, est quelque chose qui marque, qu’on intègre. On le voit dans l’immobilier, ou les recherches de maisons hors des villes explosent. Il y a des choses très souterraines qui se sont inscrites dans le corps des gens pendant cette période, qui ressortiront d’une manière ou d’une autre plus tard. Ça crée une mémoire. Et tout ce qui crée une mémoire est suceptible, ensuite, de créer la transition vers autre chose. Je dois avouer que je suis donc plutôt optimiste sur cette période, il en ressortira forcément quelque chose. 

Quelle influence le numérique peut avoir sur le devenir de nos sociétés, alors que deux visions - américaine et chinoise - semble s'opposer de plus en plus ?

C’est un beau et vaste sujet. Internet est un outil qui est reformaté, accaparé, reconstruit selon les types de gouvernements et d’Etats nation. Il n’y a jamais de complotisme en réalité, mais il y a des façons dont le pouvoir en place essaye de s’approprier les outils les plus puissants. Et Internet est un outil fantastique pour manipuler, canaliser les conduites, censurer. C’est un réseau informatique, donc par nature il fonctionne et prélève de l’information. A partir de là, cela signifie que n’importe quel acte - envoyer un mail, cliquer sur un lien, regarder une vidéo… - laisse une trace. C’est consubstantiel au fait que ce soit un réseau informatique. La trace est donc l’outil et la matière numéro une du Net. C’est la façon dont les différents pouvoirs en place utilisent et exploitent cette trace qui va changer selon les régimes. Tu peux utiliser cette trace comme moyen de contrôle, de censure, de notation comme le fait la Chine. Et on l’oublie souvent, mais la Chine est un pays très corrompu, donc on utilise, de façon violente et sans nuances, ces traces pour débusquer de manière automatique la corruption. Bien sûr, c’est de la surveillance, mais il faut nuancer la vision occidentale de la Chine, toujours caricaturale.

Internet est un outil fantastique pour manipuler, canaliser, censurer...

Le gouvernement chinois va l’utiliser pour conduire les conduites, mais comme tout groupe puissant veut le faire. Les Gafa ne veulent finalement pas autre chose non plus, tout comme la France. Les Chinois utilisent ces traces comme des stigmates de comportements de corruption, de déviance, asociaux. En fonction de la note de chacun, le citoyen pourra, s’il est dans la norme, profiter de tous les services. Celui qui, au contraire, parait, à cause de ses traces numériques, aller à l’encontre de la société, sera privé de voyage, de travail,… selon la gravité des « stigmates ».

Aux Etats-Unis, bien entendu, ça ne peut pas se passer comme cela. Donc on va utiliser ces traces plutôt pour optimiser le marketing personnalisé. La trace est utilisé comme une optimisation de l’acte d’achat le plus précis possible, le plus adapté aux besoins de la personne, sans forcément d’intentions malveillantes délibérées. Mais c’est tellement structuré par le capitalisme qui ne peut survivre que si les gens consomment, que les traces seront utilisées pour conduire les comportements vers l’acte d’achat. En France, nous auront un mêlange des deux. La consommation pour faire tenir l’économie, mais aussi la surveillance. Les traces, politiquement, sont utilisées pour surveiller les extrêmes, droite ou gauche, l’islamisme, et le reste est plus ou moins libre. 

Mais l’idée des internets fragmentés ne me fait pas peur. Déjà à l’heure actuelle, il l’est de fait. Je ne vais jamais sur les sites chinois, ne serait-ce qu’à cause de la barrière des langues qui crée des enclaves. Donc l’idée d’un internet mondial est biaisée dès le départ. Par contre, l’idée d’un internet gratuit ou quasi gratuit s’effondrera un jour. Il consomme trop d’énergie, on a trop fait croire aux gens que tout était « free ». Faire une recherche Google coute un certain nombre de Watt, et il faut bien les produire. A titre d’exemple, on s’est tous émerveillé pour le logiciel alphago, qui a battu un champion du jeu de go. Mais il faut savoir que ce logiciel a consommé 444.000 watts à l’heure pour tourner. Un cerveau humain utilise 20 Watts de l’heure. Donc, très bien, la performance est remarquable, mais en terme écologique, c’est un échec total. Quand on aura épuisé toutes les terres rares du monde, comment fera-t-on ? 15 à 20 % de l’énergie mondiale est utilisée juste pour faire tourner internet. C’est colossal et intenable sur la durée. 

Une idée pour votre prochain roman ?

Je ne sais pas du tout. Je mets beaucoup de temps à faire émerger une idée qui me parait suffisamment forte. Je me fixe cinq ans, pour éviter les quinze ans qui séparent mes deux précédents livres. C’est un peu trop long quand même ! C’est mon cerveau qui décidera pour moi, et qui déterminera ce qui m’occupera pendant au moins trois ans. Ce qui est sûr, c’est que ça ne sera pas une utopie un peu déconnectée, beaucoup l’ont déjà bien fait. Je travaillerai plus sur le vivant, notre rapport au vivant, j’imagine. 

Villa San Francisco, nouvelle institution culturelle et résidence d'artistes

Les Furtifs, Alain Damasio, ed. La Volte, 704 p., 25 €.

Album Entrer dans la couleur, A.Damasio et Y.Pechin, label Jarring Effects, digital, CD, vinyle. En tournée dans toute la France. 

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