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Alain Damasio : «Le smartphone est devenu un outil totalitaire»

L'auteur de science-fiction Alain Damasio porte son regard sur notre société.[© SEBASTIEN BOZON / AFP]

Une vigie dans notre monde ultra-connecté. Alain Damasio, l'auteur français de science-fiction le plus en vue de ces dernières années, est un fin connaisseur de l'univers des GAFAM, ces nouveaux empires du numérique qui pèsent par leurs innovations et leur puissance financière souvent plus qu'un Etat.

Alors que nos modes de vie à travers la planète n'ont jamais été autant impactés par ces nouveaux usages - consommation, sexualité, travail, confidentialité - l'écrivain, poète et militant s'interroge plus particulièrement sur ce symbole de servitude au numérique qu'est devenu le smartphone.

Jamais en tout cas l'auteur n'a été autant invité, sondé, questionné que depuis l'arrivée de la pandémie, qui a encore un peu plus fait basculer nos sociétés dans l'ère numérique et la suprématie du Big Data.

Alors que ses grands classiques - La Horde du Contrevent, La Zone du Dehors, Les Furtifs - viennent d'être réedités en poche dans une collection spéciale chez Folio SF, il en a profité pour publier une courte nouvelle, Scarlett et Novak (ed.Rageot), qui interroge notre rapport, souvent naïf, à la technologie.

A travers l'histoire de cet adolescent qui a perdu son smartphone - la fameuse Scarlett - et le ressent comme une amputation de lui-même, il alerte sur notre addiction puissante à cet outil, qui a révolutionné notre quotidien bien plus que n'importe quel bulletin de vote.

(La suite de cet entretien sera disponible le 1er mai. Alain Damasio y évoquera le bitcoin, la conquête de Mars, ou encore ses futurs projets ou adaptations de ses œuvres).

Pourquoi publier aujourd'hui cette nouvelle, destinée à un public a priori plus jeune que vos lecteurs habituels, sur la place du smartphone dans nos vies ?

Scarlett et Novak est une nouvelle que j’avais écrit il y a 5 ans, à l’occasion de la sortie d’un nouveau smartphone, toujours aussi marquettée, surproduite. J’avais eu envie de développer une vision critique de ça. Cette nouvelle est parfaite pour les adolescents et les jeunes adultes, au sens ou le smartphone est devenu le nouvel outil totalitaire par lequel tout passe au quotidien. Avec lui, on communique avec ses proches, mais on travail aussi, on drague, on consomme de la culture, on regarde de la vidéo….Bref on stocke la totalité de son ego à l’intérieur. Il m’est déjà arrivé de voir quelqu’un qui se mettait à pleurer sur un quai de gare après l’avoir perdu, comme si on lui avait arraché le cœur, ça m’a poussé à écrire cette nouvelle.

Comme pour une drogue, quand on est sevré de smartphone, il se passe quelque chose de brutal.

D’autant plus que cette outil est souvent présenté et vécu par les jeunes utilisateurs comme un outil de libération, d’autonomie, d’émanciaption, d’individualisme joyeux, alors qu'il cache des mécanismes d’addiction très puissants, maximisés par les entreprises qui vendent ces outils et surtout les services et applis qu’on y trouve.

Cette émancipation se retourne pour moi en auto-aliénation ou auto-servitude volontaire. Et comme pour une drogue, quand on est sevré, il se passe quelque chose de violent, de brutal, parce qu’on est obligé de décrocher, et on est pas du tout construit et préparé à ça. 

La nouvelle se termine sur un poème, une déclaration très percutante, ou il est difficile de ne pas se reconnaitre. C’est un choix de votre part de laisser le lecteur dans l’inconfort sur le sujet du smartphone ?

Je trouvais que pour un public adolescent, qui consomme à haute dose des comics, des mangas ou animes, pourquoi ne pas faire de la politique, toucher un peu là ou ça fait mal, soulever la plaque de l’écran et leur dire, « ok, très bien, vous vous éclatez avec ça, mais passée l’euphorie, qu’est-ce qu’on vous fait, comment vous vous construisez avec cet outil ?» 

J’ai eu pas mal de propositions de sujets pour la jeunesse, mais je n’avais pas envie de faire quelque chose de divertissant avec Scarlett et Novak. Je préfère subvertir que divertir, et ce livre est un récit de subversion, qui sera reçu de manière un peu chiffonnée, car je les prends là ou ils se sentent bien, un des rares endroits ou c’est le cas pour une génération qui, au demeurant en prend plein la gueule !

Avec Scarlett et Novak, j'ai préféré subvertir que divertir.

Sur l’inconfort, je crois qu’on ne peut plus rester dans ce que j’appelle souvent le techno-cocon. Avec ces smartphones, nous sommes un peu des « hamsteroïdes, à l’image d’un hamster qui sans cesse tourne dans cette sphère et génère lui-même son obligation de courir… On génère nos ego-trips, on comble nos failles narcissiques, on filtre notre rapport aux autres… Ça ne devrait pas être vécu comme une agression ou une provocation, mais c’est vécu comme ça. Cela montre bien le degré et les mécanismes d’addiction. C’est comme aller voir un drogué et lui dire qu’il faut arrêter de prendre de la coke. Sans doute qu’il le sait, mais il est dedans, donc il ne le fait pas.

Il faut que les gens comprennent que cette addiction est imaginée, construite, désignée par des ingénieurs, des spécialistes du comportement, qui bossent avec des biais cognitifs très connus qui sont en place depuis près d’un siècle, testés sur des cobayes, humains ou rats, et que ces techniques comportamentales sont maximisées pour qu’on reste le plus longtemps possible sur les sites, les réseaux et ces smartphones.

Est-ce quelque chose que la littérature de science-fiction avait vu venir ?

En réalité, dans la science-fiction, qui souvent se prévaut d’anticiper les «signaux faibles » ou ce qu’il va se passer, personne n’avait prévu un outil comme le smartphone. On avait vu les écrans, les grosses machines, la robotique. Mais personne n’avait imaginé qu’un objet qui tient parfaitement dans la paume de la main, qui est fait finalement – et c’est intéressant au niveau anthropologique – pour les singes que nous sommes, allait transformer nos modes de vies. On parle toujours de révolution mais s’il y en a une qui est allée au bout, accomplie et surprenante, c’est celle du numérique et de cet outil nomade totalitaire qu’est le smartphone.

Ça a beaucoup plus changé nos vies, nos modes d’existence que tout le reste. Cet objet a bouleversé le fameux triple rapport qu’on pose en phénoménologie : notre rapport au monde (l’environnement, la ville, la nature, le cosmos), notre rapport aux autres (liens sociaux), et le rapport à soi, surtout prédominant pour les ados à cette période où tu te construis ton identité, tes peurs et désirs, à travers cet instrument. Sur ce triple rapport-là, rien n’a plus percuté ce qu’on fait aujourd’hui que le smartphone.

La vraie révolution de notre temps est celle de cet outil nomade totalitaire qu'est le smartphone.

Quand on parle de politique aujourd’hui, c’est très compliqué, on croit que nos vies politiques sont encore construites par le président qu’on élit, le syndicat auquel on adhère, les partis politiques, le militantisme… En réalité, c’est beaucoup plus les GAFAM et ceux qui construisent cette technologie qui ont modifié de fait le monde. Je trouve qu’on devrait revenir à Apple, à Steve Jobs, à ce qu’Apple a fait au tout début du phénomène des smartphones pour comprendre ce qui s'est joué. 

Quels mécanismes sont utilisés pour provoquer une telle dépendance chez l'utilisateur ?

Jusqu’à Apple – c’est ce qu’on apprend en école de commerce -  on avait une logique voulant que (comme, à l’époque, chez Microsoft, Bull,…) les ingénieurs fabriquaient les outils informatiques selon leur logique, et ensuite, on demandait au service commercial d’adapter cet outil aux pratiques du consommateur. Et puis Steve Jobs est arrivé, et a retourné la pyramide. Il a exigé que l’on parte de l’utilisateur, de ce qu’il veut faire, de ce qu’il a envie qu’on lui offre dans son envie de fluidité, de facilité, de commodité. En fonction de ça, les ingénieurs obéiront aux pratiques utilisateurs pour faire la machine que le consommateur a envie d’avoir dans la main. Ça a tout changé, ça a maximisé la qualité des interfaçages, la fluidité, et donc la facilité d’absorption et d’utilisation de ces machines. 

On a eu dans les mains un appareil qui était dès le départ parfaitement adapté à ce que les gens avaient besoin de faire. La dépendance a donc tout de suite été beaucoup plus forte. Il n’y avait pas besoin d’adaptation ou d’apprendre un mode d’emploi. Si vous regardez l’historique des interfaces informatiques, certaines étaient prévues pour nécessiter une semaine d’apprentissage. Mais au bout de cette semaine, vous pouviez aller dix fois plus vite sur tout ce que vous vouliez, les possibilité étaient bien supérieurs. Mais ils n’ont jamais voulu aller dans cette direction, parce que le temps d’adaptation était trop long, selon eux. A la place, ils ont généré l’interface tactile immédiate, que n’importe quel gamin de 2 ans arrive à maitriser.

Personne ne nous oblige à utiliser nos smartphones avec un flingue derrière la tête !

En faisant ça, ils ont à mon sens trop simplifié les machines, qui auraient pu être plus interessantes et complexe. Mais par contre, ils ont ainsi rendu la dépendance immédiate. Quand tu as, comme moi, des enfants qui sont bouffé par les tablettes, les smartphones, à quel point il faut se battre et créer un sevrage, c’est délirant ! Ma fille, qui a 13 ans, sais qu'elle n'aura son smartphone qu’à 15 ans. Je me retrouve déjà face a des logiques de drogués, avec des crises. La violence de ces moments témoigne de l’emprise. Quand tu enlèves une tablette ou un smartphone à un enfant ou un ado, c’est comme si tu lui enlevais son verre alors qu’il crève de soif.

L'utilisateur serait donc une simple «victime» de ces outils addictifs ?

C’est une situation paradoxale, car ça a été construit par une industrie, qui a mis en place cette dépendance pour la maximiser, et en même temps, nous avons eu très peu de recul, de regard critique, d’indépendance sur ce phénomène. On s’est fait vampiriser l’attention et nos pratiques quotidiennes. Ca pourrait être très facile de dire « c’est la faute aux GAFAM, c’est le mal, ceux qui nous ont soumis à leur technologie ». Mais ces GAFAM ont mis en oeuvre une offre, et vous êtes venu empoigner et utiliser cette offre. Personne ne nous oblige à utiliser nos smartphones avec un flingue derrière la tête ! Il faut être aussi conscient de nos responsabilités et du fait que l’on consent à cette servitude volontaire. 

Il faudrait trouver une sorte d’art de vivre avec cette technologie, un épicurisme technologique. On se concentre sur les désirs les plus essentiels, en étant sobres pour le reste. On essaye de maximiser le bonheur, tout en évitant les effets de dépendance et de servitude. C’est ce qui existe par exemple dans les ZAD et autres zones d'expérimentation, comme ND des Landes. Il existe là-bas une pièce dédiée à l’envoi des mails, aux appels. Cela permet de restreindre cette activité et passer à autre chose une fois terminé. Cela permet d’éviter le « continuum » numérique, avec ses sollicitations permanentes. 

Comment y échapper, alors que désormais notre quotidien est totalement impacté par ces appareils ?

Je pense que comme pour tout, c’est à l’éducation de jouer un rôle. Surtout pour le numérique, qui prend les gamins très tôt, avec tous ces petits jeux. A 5-6 ans, c’est déjà fait, l’écran est rentré dans leur vie, avec le téléphone du père, la tablette de la maman… S’il n’y a pas d’éducation, c’est alors impossible de sortir de ces structures de dépendance. C’est comme le sucre pour les gamins, si tu leur en donnes trop - ce qui va booster leur cerveau dans un premier temps – tu ne pourras plus, ensuite, les sortir de cette dépendance. Pour les smartphones, c’est une économie de l’attention, de la sollicitation, qui est stimulante. Quand tu n’as plus ces stimulus, tu as l’impression de t’ennuyer, de tourner en rond…

S'il y a une prise de conscience, une éducation au numérique, alors ces technologies seront vraiment émancipatrices.

On a des cours de Techno dans l’éducation nationale. Pourquoi ne pas les transformer en éducation au numérique ? Elle couvrirait à la fois l’éducation aux jeux vidéos, aux réseaux sociaux, à l’internet, au smartphone… Elle devrait être aujourd’hui aussi importante que la langue ou les maths. Si on veut vraiment prétendre éduquer les enfants, on devrait expliquer comment marche Wikipédia, le traçage sur internet, savoir s’anonymiser, quels sont les jeux videos vraiment émancipant, comment aborder les réseaux sociaux ?

Je pense qu’au collège il n’y aurait pas de trop de 2 heures par semaine. Mais il est encore trop tôt, ça viendra dans 20, 30 ans, quand on comprendra vraiment à quel point ça nous construit. Là on est encore dans la vague du numérique, qui est arrivée vers 1995, il y a une génération qui l’a pris en pleine figure et qui doit digérer tout ça. Mais s’il y a une prise de conscience, alors ça nous rendra vraiment libre, parce que ces technologies sont des vecteurs d’émancipation potentiels, en termes de source d’info, de culture… Donc bien sûr qu’il y a des usages et des infos pertinentes. Mais si personne ne vient t’apprendre ça, tu te fais bouffer. Et aujourd’hui, la majorité des gens se font bouffer par cette technologie. 

Le phénomène, et son emprise sur les consommateurs du monde entier semblent irréversibles. Comment voyez-vous évoluer cette situation ?

Selon moi, on est encore prisonnier de l’idée que le paradigme technologique est neutre, et qu’on peut y faire passer des messages, que ce soit un discours de droite ou de gauche indifféremment. En fait, c’est beaucoup plus compliqué que ça. Cela induit un rapport au monde, puisqu’on est désormais sur des « machines-monde ». Pour moi le changement viendra par toute une série d’expérimentations, qui nous montreront concrètement ce que peut être le post capitalisme. Le moment ou la situation deviendra critique en terme de ressources qu’exigera la technologie sera ce moment de bascule.

Je pense que le côté low-tech que cela implique va permettre de revenir à quelque chose de beaucoup plus simple, direct. On aura le niveau technologique qu’on doit avoir, c’est-à-dire celui des années 1950-60, un niveau optimale où tu es quand même obligé de faire un minimum d'efforts corporels, d’avoir un vrai rapport aux choses. On a été trop loin, dans un luxe ou un confort qui n’est pas fait pour l’être humain. Là, on est des animaux de zoo. C’est l’orgie ! S'il faut redescendre parce que la planète nous dit à un moment stop, au final ça n’est pas plus mal. Je ne le verrai pas de mon vivant, mais peut-être que dans 50-60 ans, nous allons arriver à cette situation. 

Vous avez évoqué la notion de «Techno-cocon», qui est une de vos idées fortes. En quoi consiste-t-elle précisément et que dit elle de notre rapport au monde, à la société et au réel ?

Les réseaux sociaux par exemple, aussi nombreux soient-ils, sont très individualistes. On reste à l’abri avec son smartphone, protégé par son écran pour communiquer avec d’autres, dans une bulle individuelle par laquelle tu filtres le monde et l’aménage pour toi. Ça n’est pas un rapport de chair et de sang, fondé sur le face-à-face et l'expérimentation. 

Tout bêtement, je regardais un documentaire sur Gainsbourg, dans les années 1970. Il y avait une proximité des corps, la société se retrouvait dans les cafés, on pouvait mobiliser facilement les corps et les collectifs. La machine monde dans laquelle on vit, avec ce techno-cocon, rend cela malgré tout plus difficile. C’est plus adéquat au régime libéral qu’à un régime de gauche, a priori. On ne peut pas dire que cette technologie soit neutre.

Tant qu'on signe des pétitions derrière son écran, on ne change pas réellement les choses.

On arrive surtout au point où la bifurcation est devant nous : soit on prend la voie des Gafam, celle du transhumanisme, de l’amélioration de l’humain, de l’exploitation des terres rares et fossiles, pour la fabrication des smartphones, et les conflits augmenteront à mesure que ces ressources s’épuisent, soit on prend l’autre voie, et on va comprendre qu’on est un vivant parmi les vivants, avec cette évidence du rapport à l’espèce, en réinvestissant les zones rurales, en multipliant les actions réelles et physiques, concrètes. Tant que tu es en ligne, que tu signes les pétitions mais derrière ton écran, dans ce techno-cocon très rassurant et faussement protecteur, tu ne changes pas réellement les choses, le quotiden n’est pas modifié.

On est vraiment dans un monde sous-tendu par deux tendances de fond : individualisation maximale, même pour les plus jeunes, et sécurité. C’est une des évolutions par rapport aux années 1970. On favorisait à l'époque, à chaque instant, sur chaque mesure, la liberté sur l’instinct de sécurité. Depuis les années 1980, le besoin, l’instinct, la demande, la fourniture de sécurité, est archi dominante. Elle renforce cet enfermement dans la bulle, ce fameux techno-cocon.

Pour la jeunesse, un exemple tout bête, celui des colonies de vacances, qui permettaient un brassage, un contact avec l’autre, dans un cadre différent. Elles ferment toutes les unes après les autres, notamment à cause de ces normes de sécurité qui deviennent draconniennes. Les gens ne veulent plus prendre des risques qu’on prenait sans y penser il y a encore quelques années. On n’accepte plus qu’il y ait le moindre incident. 

La suite de l'entretien à découvrir dès samedi 1er mai sur CNEWS.fr

Scarlett et Novak, Alain Damasio, 60 p., Ed. Rageot, 4,90 €. Nouvelle édition poche des Furtifs, La Zone du dehors, La Horde du Contrevent, Aucun souvenir assez solide, Folio SF,  8,60 € à 11,50€.

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