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Interview Alain Damasio : l'auteur de SF nous dit tout sur le bitcoin, Mars, et ses futurs projets

[© SEBASTIEN BOZON / AFP]

Une vigie dans un monde ultra-connecté. Alain Damasio, l'auteur français de SF le plus en vue de ces dernières années, est notamment un fin connaisseur de l'univers des GAFAM, ces nouveaux empires du numérique qui pèsent par leurs innovations et leur puissance financière.

L'écrivain, poète et militant s'interroge plus particulièrement sur ce symbole de servitude au numérique qu'est devenu le smartphone. Jamais en tout cas l'auteur n'a été autant invité, sondé, questionné que depuis l'arrivée de la pandémie, qui a encore un peu plus fait basculer nos sociétés dans l'ère numérique et la suprématie du Big Data.

Tandis que ses grands classiques - «La Horde du Contrevent», «La Zone du Dehors», «Les Furtifs» - viennent d'être réédités en poche dans une collection spéciale chez Folio SF, il en a profité pour publier une courte nouvelle, «Scarlett et Novak» (éd.Rageot), qui interroge notre rapport, souvent naïf, à la technologie.

A travers l'histoire de Novak, un adolescent qui a perdu son smartphone - dans lequel est intégrée une IA, la fameuse Scarlett - et le ressent comme une amputation de lui-même, il alerte sur notre addiction puissante. Un point de vue qu'il a développé pour CNEWS dans la première partie de cette interview, consultable ICI.

Mais, jamais avare de mots, d'explications ou de points de vues originaux sur notre monde actuel, il a aussi porté son regard sur des sujets aussi brûlants que la conquête de Mars, le bitcoin, ou encore l'évolution de ses propres projets.

Depuis la sortie de votre roman «Les Furtifs» en 2019, votre parole est beaucoup plus présente dans les médias, et vous avez multiplié les apparitions, sur scène, à l’écran, ou au travers de collaborations multiformes. Comment réagissez-vous à cette notoriété grandissante ?

Je suis rentré en écriture pour des raisons politiques. Quand j’ai écrit mon premier roman, «La zone du dehors», en 1999, c’était plus pour porter un message que d’en faire ma profession, à savoir qu’on n’était plus dans une société de répression disciplinaire, par l’armée ou la police, mais dans une société de contrôle. Le régime de contrôle a changé, il faut donc trouver d’autres méthodes de lutte face à ces pouvoirs.

Je suis devenu écrivain plus tard, avec La Horde, où j’ai accepté vraiment la dimension romanesque. Le succès venant - on approche des 400.000 exemplaires vendus - les gens commencent à vous reconnaître dans la rue, à venir vous parler. Tu deviens une référence pour certaines personnes, notamment pour les jeunes, entre 20 et 30 ans, ce qui me touche particulièrement. Cela veut dire qu’il y a une certaine vitalité dans ma langue et mon style. 

Politiquement, je me dis qu’il y a une responsabilité, on n'est pas beaucoup à résister au discours médiatique dominant, à essayer de proposer autre chose que ce qu’on peut retrouver dans le discours médiatique. 90% de la presse appartient à des milliardaires, et donc véhicule une idéologie néo-libérale. Il est difficile de trouver des relais, que ce soit des cinéastes, écrivains, politiques… qui portent des discours clairs, simples, sur le quotidien des gens.

Quand je parle des smartphones dans «Scarlett et Novak», je parle de quelque chose qui concerne tout le monde, du présent. Peu de gens viennent s’exprimer sur ces sujets et proposer quelque chose. 

Et critiquer, c’est finalement assez facile, nous sommes un peu spécialistes en France, pour critiquer sans perspectives. J’essaye autant que possible, d’ouvrir une porte, de proposer quelque chose, montrer qu’on pourrait aller au-delà du système capitaliste, déployer d’autres mécanismes, avoir des conceptions plus solidaires, collaboratives, aller vers l’économie du gratuit...

L'écho que je rencontre vient surtout d'après moi du fait que peu de gens portent ce discours. C’est plutôt le constat d’un vide, que je viens occuper faute de candidats pour ce rôle. Mais j’ai en tout cas cette envie, je regrette qu’on ne soit pas plus nombreux. 

Que vous inspire la période que le monde est en train de vivre ?

A toutes ces couches de réduction de la liberté, on rajoute cette couche sanitaire avec le Covid. On ne doit pas s’étonner ensuite de l’explosion des dépressions chez les étudiants. Un sondage parle même de 12 % d’entre eux qui ont des idées suicidaires, et 25 % touchés par des anxiétés fortes : soit parce qu'ils ont peur d’etre contaminés, soit parce qu’ils n’ont pas de quoi se financer, ou qu’ils n'ont plus de relations sociales. C’est la génération qui arrive, celle qui doit porter la vitalité. Alors qu’1 % des morts du covid ont moins de 45 ans. 

J’avoue que je ne comprends pas pourquoi nous n’avons pas fait un confinement par classe d’âge, en laissant les moins de 45 ans développer une immunité de groupe. Et les autres auraient été mieux protégés, avec des masques FFP2 pour les visites… Là on a tout figé, au nom de la vieillesse, que par ailleurs on laisse crever dans les Ehpad. On calcule en durée de vie, et non plus en qualité. Ça dit beaucoup de choses sur notre rapport à la vie et la mort, de ce que l’on est prêt à sacrifier. Le philosophe Gilles Deleuze disait, dans les années 1980, «on entre dans l’hiver». Pour moi, les années 1970 étaient le printemps, avec un brassage des idées, des avancées, qui étaient foisonnantes.

Quelle posture adopter pour porter des revendications, être un artiste engagé dans son époque ?  

La société est beaucoup plus atomisée et disséminée qu’avant, en communautés. Il faut trouver en quelque sorte un agrégateur de toutes ces revendications très disparates et éparses désormais. Pour moi, le combat de société des années précédentes est petit-à-petit remplacé par le combat de genre. Ce mouvement de fond vise à faire passer les enjeux de genre en priorité, ainsi que les questions autour de la décolonisation ou du racisme. Dans le combat de genre, il y a encore beaucoup à faire, notamment sur l’égalité entre les sexes. L’équilibre homme/femme est encore très loin d’être satisfaisant.

Mais il y a une partie que je trouve réactionnaire, qui est un combat pour son identité, où l’on se bat non pas pour le collectif, mais pour revendiquer sa propre identité, pour qu’on la protège. Il y a une ambiguité dans cette quête de la reconnaissance, qui glisse avec le miroir des réseaux sociaux vers une envie de reconnaissance individuelle.

Les combats pour la planète englobent quelque chose de plus vaste que nous.

Les combats pour la planète et contre les inégalités économiques, englobent quelque chose qui nous dépasse tous en tant qu’individu, plus vaste que nous. C’est aussi l'effet de l’exportation du modèle américain des luttes et des revendications, qui est nécessaire pour voir émerger plus d’égalité, mais qui atomise les luttes, avec une vision très libérale. C’est finalement très réducteur, et cela porte le risque de ne plus être identifiable autrement que par cette appartenance à une minorité. 

Dans les bonnes nouvelles, il y a par exemple le mouvement des Soulèvements de la terre. Je vais parfois à la ZAD de Notre-Dame des Landes. L'idée est de réinvestir des terres rurales, mais aussi des terrains préemptés par Amazon, Europacity, sur des grands projets. Le but est d'éviter que ces terres aillent toujours plus vers l’industrie et l’artificialisation, et en faire des lieux de projets et d’expérimentation. C’est un point essentiel, car la contestation doit s’ancrer dans un territoire physique pour durer, et ne pas se contenter du virtuel. C’est la concrétisation physique des phénomènes, la foule, l’architecture, qui permet réellement de prendre conscience. Et surtout, je ne crois pas au renversement du capitalisme, à un inversement des paradigmes qui changerait le monde, notamment par le vote.

Plus prosaïquement, quelle est votre vision du bitcoin, qui semble être en mesure de remettre en cause des mécanismes qu'on imaginait immuables et perpétuels ?

Une des idées les plus révolutionnaires à l’heure actuelle, c’est de réinvestir le champ de la monnaie. On n’a pas assez travaillé sur l’argent, comme vecteur d’échange. Il faut se poser la question de savoir, au-delà des inégalités entre riches et pauvres, qu’est-ce qu’on fait avec l’argent ? C’est un outil de politique. Tu peux créer de la monnaie, et décider que la monnaie va servir à une politique sociale, on l’a vu avec le Covid. Mais on en a fait un outil uniquement de droite.

Avec la cryptomonnaie, ce qui est intéressant, c’est qu’on est sorti de cette politique étatique, et désormais européenne pour nous, de la monnaie. Du coup, en développant des systèmes de monnaies alternatives, que ce soit au niveau local (qui ne valent que sur un territoire) ou des cryptomonnaies de la blockchain, tu t’offres une liberté. 

La blockchain, même avec ses qualités, permet l'accumulation, la spéculation.

Mais il y a un paradoxe là-dessus. C’est que tout est quantifié, tout relève d’un échange possible. L’horizon pour moi, doit être l’économie du don et du contre-don, par échange de service. Ça n’est jamais vraiment équitable ou complètement égalitaire. Mais une aide reçue implique une aide en retour. Ça n’est pas parfait, c’est exigeant, mais pas plus que le système dans lequel on vit actuellement. L’avantage est qu’on ne peut pas accumuler. Si le capitalisme est si féroce, c’est parce qu’il est basé sur l’accumulation. Tout bêtement, on ne peut pas « accumuler » cinq ou six services sans en donner en retour, la communauté ne va pas laisser faire. La blockchain, même avec ses qualités, permet l’accumulation, la spéculation. 

La science-fiction a toujours abordé les thématiques des voyages et de la colonisation de l'espace. Quel regard portez-vous sur les dernières actualités concernant la planète Mars ?

Je crois qu’il n’y aura malheureusement aucun miracle la dessus. La SF l’a très bien montré. On va apporter notre mode de fonctionnement ailleurs. D’autant plus que ceux qui ont les moyens de financer ces explorations sont l’incarnation du transhumanisme, de la Silicon Valley et des GAFAM. Ils ont la même conception. Ils seront des pionniers, avec la même tristesse de logique.

Je pense qu’il faut d’abord résoudre les problèmes sur Terre avant de les exporter ! Ce qui me fait plus rêver, c’est l’ISS, avec cette élite internationale qui va collaborer ensemble sur des questions qui requièrent tout le savoir humain. Mais en ce qui concerne Mars, ça restera toujours le même processus : qui va arriver le premier, qui va s’y installer d’abord, et prendre le leadership.

Concernant votre actualité, quels sont vos différents projets sur le feu ?

Je suis toujours en attente de nouvelles quant à l'adaptation sur écran de «La Horde» et des «Furtifs», on vise du haut niveau comme réalisateur, donc ça risque d'être long. Je travaille par ailleurs sur une série télé, mais qui est coproduite en France, et on espère la mettre sur les plates-formes américaines, mais elle est ambitieuse, et donc coûte cher ! C’est sur le concept de migrant temporel. Des gens venus d'une époque, et qui arrivent à un siècle différent.

Une sorte de «Game of sapiens», avec des modes de vie anthropologiques très différents, du primitivisme jusqu’à la biotech. En gros, comment l’espèce humaine arrive à se reconstruire, quel est le type de mode de vie qui va l’emporter.

On y suivra une famille qui migre dans le temps, et qui arrive par étape, à chaque fois à 20 ans d’écart. On les suivra dans ces trois périodes lors desquelles ils arrivent : ils sont bien accueillis au départ, car les gens sont fertiles, ils vont résoudre les problèmes de stérilité et assurer la survie de l'espèce. Au bout de 20 ans, beaucoup sont déjà arrivés, donc on commence tout juste à les tolérer. Puis 40 ans après, ils ferment le lac d’arrivée de ces migrants temporels. C’est aussi une réflexion sur ce qu’est être migrant, s’exiler, survivre dans des conditions culturelles qui ne sont pas les mêmes. On a décalé tout ce qui est géographique dans le temporel. Mais comme beaucoup de projets de séries, je pense que ça ne verra pas le jour !

Mon plus gros projet reste toutefois la traduction en anglais de «La Horde». J’espère qu’après dix-sept ans, ça va arriver, une équipe est dessus ! La traduction est en cours en allemand, en russe, et en polonais. J’aimerais beaucoup qu’il puisse aussi être traduit en chinois !

Scarlett et Novak, Alain Damasio, 60 p., Ed. Rageot, 4,90 €. Nouvelle édition poche des Furtifs, La Zone du dehors, La Horde du Contrevent, Aucun souvenir assez solide, Folio SF,  8,60 € à 11,50€.

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