Philippe Labro est écrivain, cinéaste et journaliste. Chaque vendredi, pour Direct Matin, il commente ce qu'il a vu, vécu et observé pendant la semaine. Un bloc-notes subjectif et libre.
MARDI 22 NOVEMBRE
Au milieu de l’immense brouhaha médiatique national provoqué par la victoire surprise de François Fillon au premier tour de la primaire de la droite et du centre, au milieu des interrogations multiples sur la valeur des sondages, au milieu des questions tout aussi sérieuses sur la façon dont Donald Trump, avant même de prêter serment sur la Bible, en janvier prochain à Washington, piétine toutes les traditions et toutes les règles, bref, au milieu de l’agitation constante d’une actualité qui, plus que jamais, se nourrit d’improbable, d’inattendu, d’imprévisible et de renversant, j’ai remarqué que personne ne mentionnait qu’il y a cinquante-trois ans, un 22 novembre, John Fitzgerald Kennedy était assassiné à Dallas.
Il est vrai qu’on en a tellement parlé lors du cinquantenaire ! Mais j’y ai pensé d’abord, à cause de la différence abyssale entre la classe et l’élégance de JFK et la brutale vulgarité de Donald Trump – ensuite, parce que l’on célébrait, l’autre soir, au siège de la Scam (Société civile des auteurs multimédia), près du Parc Monceau, à Paris, un homme qui était, lui aussi, l’élégance même. Il s’appelait Henri de Turenne, décédé il y a quelques mois, à l’âge de 94 ans.
C’était un modèle de journaliste, d’auteur de documentaires et de scenarii, un ami et un mentor que j’avais rencontré lors des beaux jours d’un grand journal aujourd’hui disparu, France-Soir, au début des années 1960. Il m’avait appris la rigueur dans l’écriture, le choix des mots, la discipline des «papiers» bien faits, bien construits. Nous avions, ensemble, à Dallas, où il m’avait retrouvé, refait les chemins de Ruby et d’Oswald.
Turenne était porteur d’une expérience inégalable : il avait connu le blocus de Berlin, il avait fait la guerre de Corée comme envoyé spécial de l’AFP et du Figaro. La vie, les aventures, les épreuves des correspondants de guerre, en août 1950 en Corée, lui avaient valu le Prix Albert-Londres. Je relis ces lignes, où il décrit cette vie : «Sales, pouilleux, vêtus d’un manteau de poussière, une cinquantaine d’individus hirsutes et barbus hantent les routes de Corée, l’appareil photo en bandoulière et le calepin à la main […] Ils couchent, au hasard des PC de régiment, sur le plancher grouillant de puces d’une école de village, font la queue, la gamelle à la main, autour des roulantes et se font secouer pendant des kilomètres sur des caisses de munitions ou sur des piles de fusils.» Aucun pathos, une certaine distance vis-à-vis de lui-même, l’amour des choses vues.
Après des années d’écriture, il avait rejoint la télévision pour signer, avec Jean-Louis Guillaud et Daniel Costelle, la série des Grandes batailles, puis les Grandes batailles du passé, puis un Vietnam pour les Américains. Il recevra notamment un Emmy Award et des Sept d’or. La journaliste Anne Chaon l’a bien décrit dans un article paru en décembre 2014 : «Ne parlez pas trop de moi, lui disait-il. Tout est un travail d’équipe.» Elle ajoute : «Plus les hommes sont grands, plus ils se font petits.»
En réécoutant la voix de mon ami, ce timbre un peu métallique, convaincant, précis, factuel, qui commentait aussi bien les U-Boats allemands décimant les convois pendant la bataille de l’Atlantique que les pilotes kamikazes de la guerre du Pacifique, je mesurais tout ce que Turenne et ses collègues ont apporté à ce qu’on appelait la bonne télévision. Il disait : «La télévision, pour moi, c’est mieux informer les gens pour les rendre plus tolérants. On se sentait vraiment une vocation, un peu comme des profs.» Des profs comme Turenne, j’en souhaite à tout le monde.