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Patrick Rotman : «Il faut tourner la page de 68 !»

Patrick Rotman, sur un plateau de télévision, en 2013. [PIERRE ANDRIEU / AFP]

En 1968, il avait 20 ans et étudiait l'histoire à la Sorbonne. Patrick Rotman a donc été le témoin direct et privilégié des événements de mai. Puis, durant 50 ans, en tant qu'auteur et historien, il a décortiqué le déroulé de la révolte, tantôt du côté des insurgés, tantôt du côté du pouvoir.

La sortie de son nouvel ouvrage, une bande-dessinée en collaboration avec Sébastien Vassant, «Mai 68 : la veille du grand soir» (Editions Seuil Delcourt), est l'occasion de revenir avec lui sur ses souvenirs d'étudiant, mais aussi sur la mythologie qui s'est créée depuis autour des événements.

En mai 68, vous participiez activement aux manifestations. Aviez-vous alors l'impression de vivre une période historique ?

Oui, mais comme tous ceux qui ont vécu 68, je crois. C'était un moment extraordinaire de liesse et d'exaltation collectives. Une grande kermesse. J'avais à peine 20 ans, ce sont des moments qui ont laissé des souvenirs d'instants où le monde peut chavirer.

Au-delà d'anecdotes, il me reste ce sentiment d'allégresse. Les gens allaient les uns vers les autres. Il y avait ce désir d'être ensemble, cette solidarité fraternelle.

Justement, Mai 68 fait émerger une nouvelle génération...

Exactement, c'est l'éruption massive des baby-boomers sur la scène sociale et politique. Un Français sur quatre a alors moins de 20 ans. C'est un pays de jeunes.

C'est ce courant juvénile qui fait craquer les structures et notamment les vieilles universités. En dix ans, le nombre d'étudiants est multiplié par trois.

Un moment de liesse et d'exaltation collectivesPatrick Rotman

A quelle date marquez-vous le début de 68 ? Au 22 mars ?

Le 22 mars reste le début historique. Le mouvement de contestation se structure, les étudiants occupent la tour de l'université de Nanterre. Pendant le mois d'avril, ils demeurent sur le campus de Nanterre avant de paralyser la Sorbonne le 3 mai.

Il existe alors un malaise chez les étudiants. Ceux-ci ne sont plus les fils à papa d'antan, mais sont nombreux à être issus des classes moyennes (leurs parents sont employés ou professeurs).

La République s'adapte et fait de gros efforts : un collège est construit chaque jour à l'époque, rappelle De Gaulle.

C'est aussi la naissance de l'état prolongé de l'adolescence, alors qu'avant les jeunes accédaient directement au marché du travail.

Nous fêtons cette année le cinquantenaire de la révolte. Quel héritage en gardons-nous ?

Il est multiple : culturel et social ; il a aussi libéré les mœurs et les conditions des femmes. Mais, ses effets sont terminés depuis longtemps. Le monde de 2018 et de 1968 est sensiblement différent. Aussi, vouloir en tirer des conséquences à tout prix me paraît-il hasardeux.

Ce mouvement de démocratisation de la société française était par exemple bien réel, mais ses effets me semblent aujourd'hui épuisés.

Daniel Cohn-Bendit, l'un des hérauts de la révolte estudiantine, parle souvent de fantasme à propos de l'héritage de 68. Partagez-vous cet avis ?

Il a raison. Les commentateurs qui parlent de 68 aujourd'hui fantasment tel ou tel aspect, soit en faisant remonter les maux contemporains à 68, soit en adoptant une attitude d'admiration béate. Il faut privilégier une démarche dépassionnée et distante.

68 n'est pas un mouvement homogène, il est pétri de contradictions, tout à la fois libertaire et totalitaire.

A la révolte rimbaldienne de la jeunesse, s'ajoute par exemple la crise politique, la crise de régime.

Mai 68 est moins une prise de pouvoir qu'une prise de parolePatrick Rotman

Toutefois, la révolte de 68 représente-t-elle à vos yeux l'entrée dans la modernité ?

C'est contradictoire, là encore. D'un côté, Mai 68 renvoie bien à ce désir d'entrer dans la modernité, quand des millions de Français rêvent d'un autre monde et s'interrogent sur le sens de l'existence.

Ils rejettent l'autorité verticale, celle du général de Gaulle, et exigent au contraire une société horizontale.

Le président de la République se rend progressivement compte de l'inadaptation de la société française. C'est ce qui ressort de son discours, quand il évoque «une crise de civilisation».

D'un autre côté, subsistent les oripeaux archaïques de rêves de grand soir, avec des idées stéréotypées comme la sanctuarisation de la classe ouvrière (qui permettrait la rédemption de la société).

En réalité, 68 a donné une nouvelle jeunesse à toutes les idées du XIXe siècle, avec une vulgate marxiste primaire.

Dans l'imaginaire collectif, 68 est aussi l'histoire d'une violence inouïe...

C'était terrible en effet. Toutefois, l'époque en elle-même était violente : nous étions nourris par les images de la guerre du Vietnam avec les corps calcinés, l'offensive au napalm…

La violence était dans l'air, mais elle avait un sens, au début. Quand nous réclamions la libération de la Sorbonne et des quatre personnes emprisonnées par exemple.

Puis, la violence a dégénéré. Des individus que nous ne connaissions pas se sont greffés au mouvement contestataire et voulaient en découdre avec les forces de l'ordre.

Il n'y a eu que cinq morts, c'est un miracle.

Les forces de l'ordre ont été dépassées par l'ampleur des événements...

Certainement ! La police, déconcertée et angoissée, n'était pas préparée. Les abus ont été nombreux : beaucoup de manifestants ont été tabassés, même au sein des commissariats.

Mais, la ligne rouge n'a jamais été franchie : ils ne voulaient pas donner la mort, ni la recevoir…

Je me souviens très bien comment la nuit du 24 mai aurait pu déraper : des types ont commencé à piller une armurerie, et cela aurait pu être un bain de sang.

Si cela s'était produit, la guerre civile aurait pu éclater. L'armée serait intervenue.

On est passé très près. On est passé très près aussi parce que ce n'était pas une révolution !

Le pouvoir s'est-il montré coopératif avec les manifestants, d'après vous ?

A l'exception du général De Gaulle qui s'est montré entêté, le pouvoir a compris qu'il fallait faire le dos rond.

Il faut notamment reconnaître au préfet de Paris, Maurice Grimaud, le mérite historique d'avoir voulu apaiser les tensions. Cet ancien professeur, humaniste, était très réticent à faire usage de la force.

Je me souviens que Grimaud m'avait confié combien il était effaré par les ordres de l'Elysée et qu'il réfléchissait à la façon de ne pas y obéir.

Mai 68 a explosé en quelques jours. Personne n'était prêtPatrick Rotman

Mai 68 ne se restreint pas qu'à l'Hexagone. Belgrade, Berlin, mais aussi New York ou Madrid sont touchés par des vents de révolte...

68 est une année incroyable dans le monde entier. C'est la guerre du Vietnam qui constitue le vecteur de la radicalisation de la mobilisation.

Partout sur la planète, de gigantesques manifestations s'organisent pour dire non à la guerre, c'est David contre Goliath.

D'une certaine manière en 68, la France est en retard. En Italie par exemple, des manifestations très dures ont commencé dès mars à Rome. C'est pareil en Allemagne, après l'attentat contre «Rudi le rouge», ou encore à Londres.

Est-ce qu'un autre Mai 68 est possible selon vous ? Ou alors, est-ce qu'il n'existe «plus d'alternative au capitalisme», comme le disait Daniel Cohn-Bendit encore récemment ?

Il a raison. Ces utopies d'un autre monde prennent fin avec la révélation brutale de la réalité des morts dus au Maoïsme, au génocide cambodgien, au «goulag tropical» de Cuba…

La simple idée de penser qu'une révolution est possible a sérieusement pris un coup dans l'aile. C'est même obsolète. On ne voit plus d'alternative au capitalisme aujourd'hui.

L'histoire ne se répète pas, ou alors en farce.

Il y a eu pourtant des embryons de révolte (pacifique) avec des mouvements comme Nuit debout par exemple...

Bien sûr, d'autres mouvements sociaux vont émerger, mais n'auront pas forcément la même ampleur. 

Mai 68 combine la radicalité de la jeunesse et des ouvriers à un contexte international très particulier.

Il faut tourner la page de 68 !

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