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Carlos Moreno, chercheur : «Le coronavirus remet en cause notre manière de vivre dans la ville»

Carlos Moreno est directeur scientifique de la chaire dédiée à l'innovation territoriale à la Sorbonne. [© DR]

Professeur à la Sorbonne, Carlos Moreno est l'un des plus éminents penseurs de la ville intelligente et durable. Les travaux de ce chercheur franco-colombien inspirent des politiques dans le monde entier, dont la maire Anne Hidalgo à Paris. Mais alors qu'il a été l'un des premiers à lancer l'alerte dès la fin janvier sur la catastrophe qui se dessinait, Carlos Moreno anticipe pour CNEWS comment le coronavirus pourrait modifier nos modes de vie.

Quels effets le Covid-19 aura-t-il à long terme sur notre quotidien ?

Cette crise montre de manière évidente que notre modèle de vie urbaine, en France et dans le monde, n'est pas viable. On voit aujourd'hui la difficulté à gérer les transports de masse, les grands centres commerciaux, les villes centralisées, et toutes les conséquences sanitaires qui en découlent.

Or, ce que nous vivons n'est pas une crise sanitaire. C'est une crise systémique urbaine, d'origine sanitaire. La seule manière de venir à bout de ce virus est de mettre sous cloche l'activité des villes. Et quand on arrête les villes, le pays s'arrête. Ce que cette crise est en train de montrer, c'est la puissance des villes, y compris moyennes et petites. C'est là qu'on créé de la valeur économique, sociale et écologique.

Le Covid-19 nous oblige donc à remettre en question notre manière de vivre, et son impact va se prolonger dans la ville de demain. Cela tombe bien : nous avons déjà des idées pour transformer les villes, imaginées face à la menace du changement climatique. Le besoin de neutralité carbone pour 2050 mettait déjà en question la façon dont on produit, consomme et se déplace.

Quand Emmanuel Macron dit que «plus rien ne sera comme avant», il faut appliquer ces changements à l'endroit touché par le problème. J'ai d'ailleurs eu l'occasion de le dire au Président de la République. A sa demande, je lui ai remis deux notes ces trois dernières semaines.

Le recours massif au télétravail est-il une solution ?

C'est l'un des tournants majeurs de cette crise. Quand j'avais proposé le concept de «chrono-urbanisme», popularisé au travers de «la ville du quart d'heure» [des commodités accessibles autour de chez soi], on m'avait répondu : «c'est impossible, on ne pourra jamais ramener le travail près des gens».

Mais le 17 mars, quand le confinement a été annoncé, toute la France a dû se reconfigurer totalement en quelques heures pour passer au télétravail. Le coronavirus a fait plus en un jour que tous les plans de transformation digitale jamais conçus. Par exemple, chez PSA, le télétravail sera désormais la norme, et aller au bureau l'exception.

Grâce au numérique, on peut rapprocher l'acte du travailleur, c'est-à-dire changer le rythme de la ville afin de se réapproprier du temps pour soi. Dans une économie basée sur les services, c'est une aberration que les gens soient obligés de se déplacer une heure à l'aller et au retour, uniquement pour faire acte de présence pour des tâches qu'ils pourraient accomplir à distance.

En revanche, je suis contre le fait que les gens télétravaillent depuis leur domicile même. Il faut respecter la vie privée, les gens ne sont pas corvéables à merci jour et nuit grâce à un ordinateur. On peut aménager des lieux de travail à proximité de hub de transports. Beaucoup d'entreprises planchent dessus.

Cette tendance va-t-elle remettre en question l'aménagement du territoire francilien ?

Cette crise a confirmé qu'il faut un rééquilibrage. On ne travaille pas dans les endroits où l'on habite, ce qui génère des déplacements inutiles. Paris et sa région sont en effet une caricature : le travail est à l'Ouest, les cadres vivent à l'Est dans des pavillons, les classes populaires au nord, les cadres moyens au sud.

Pour avoir de la proximité, il faut plusieurs centres dans une ville ou dans une région. Donc quand on construit des logements, il faut aussi implanter des bureaux. Car la meilleure mobilité, c'est l'immobilité. C'est-à-dire des déplacements qu'on ne fait pas. Cela veut dire qu'on quitte la mobilité subie, au profit de la mobilité choisie.

Est-ce que l'avenir est à la «démobilité»?

Bien sûr. La question n'est plus d'apporter des solutions technologiques à la mobilité, c'est-à-dire d'aller toujours plus vite et plus loin. Il faut plutôt se demander : pourquoi se déplace-t-on ? Pourquoi passe-t-on autant de temps pour aller du domicile au travail ? N'est-il pas possible de faire autrement ?

A partir du moment où on a la capacité d'accéder à courte distance aux principales fonctions urbaines, on n'a plus besoin de se lever à 6h du matin pour arriver à son bureau à 8h30. Et dans ce cas, on fait des déplacements plus importants parce qu'on a envie : pour aller au théâtre, dans un restaurant, dans un parc...

La vraie démarche politique est de développer cette notion de ville de proximité. Cette voie raisonne d'ailleurs fortement aujourd'hui dans beaucoup de villes, comme Sydney, Toronto, Edimbourg, Milan...

Les villes vont-elles se vider de leurs habitants ?

Malgré le fait que beaucoup de gens soient partis habiter à la campagne pendant la crise, je ne pense pas que cette tendance persiste, ou seulement à la marge. On est allé trop loin dans la manière d'organiser notre vie essentiellement dans les villes. Aujourd'hui, 80 % de la population française vit dans 1/5e du territoire, et la création de valeur se fait essentiellement dans les villes.

D'autre part, je ne pense pas que le problème du coronavirus soit la densification. Il faut regarder le phénomène de manière scientifique et objective. L'épidémie a commencé à Bergame en Italie et à Mulhouse en France. Ce sont des petites villes. Toutes les grandes villes du monde n'ont pas été touchées, certaines ont été épargnées. Ce n'est pas la ville qui est remise en cause par le coronavirus, c'est la manière d'y vivre.

Le Covid-19 va-t-il faire changer la manière de «vivre la ville» ?

Cette crise a montré que les gens ont découvert leurs quartiers, à travers leurs balcons ou leurs fenêtres. Pendant le confinement, on s'est parlé, on est sorti de l'anonymat, on a appris à connaître son voisin de pallier, à savoir qui fait du piano, qui chante, qui a des enfants… C'est quelque chose qu'il faut retrouver. En ville, le vrai problème est «l'intensité sociale», les gens ne se connaissent pas.

Il faut y ajouter ce que j'appelle une «densité raisonnée», possible grâce à quatre éléments majeurs : le mélange des activités (travail, loisirs, etc.), la végétalisation, le numérique pour rapprocher les services et davantage de solidarité.

A partir du moment où l'on a une «densité raisonnée» et une «intensité sociale» de proximité, il est possible de rééquilibrer la manière de vivre en ville. Il faut que les gens ne soient plus simplement des consommateurs de mètres carrés, mais des acteurs du lieu où ils habitent.

Le coronavirus risque-t-il de marquer le retour en grâce de la voiture ?

C'est la crainte que nous avons tous. Mais ce repli sur la voiture n'est causé que par la peur. Dans l'imaginaire, être dans son véhicule protège du coronavirus. Les maires du monde entier font donc œuvre de pédagogie pour amener les gens à reconsidérer cette idée fausse.

D'une part, se déplacer en voiture aggrave l'épidémie du coronavirus via la pollution, toutes les études mondiales montrent que les particules fines aident à sa propagation. D'autre part, ce n'est pas parce qu'on est à l'intérieur d'une voiture qu'on est protégé car l'air dans l'habitacle est très pollué. Enfin, cela cause des problèmes d'occupation de l'espace public.

Dans le monde entier, des maires de droite comme de gauche en sont conscients. Il y a d'ailleurs un élan mondial «d'urbanisme tactique» pour reprendre très vite de l'espace sur la voirie, au profit de la mobilité à pied et à vélo. On le voit à Paris, Milan, Londres, Madrid...

Est-ce que ces aménagements provisoires peuvent devenir définitifs ?

Je pense que les gens voudront les garder. Malgré l'importance du statut social de la voiture, l'ouverture de ces pistes cyclables est accueillie favorablement partout. Il y a un mouvement de fond, issu de l'Accord de Paris de 2015 et des mobilisations pour qu'il soit respecté.

La lutte pour le climat, menée par la jeunesse dans le sillage de Greta Thunberg, a généré un vaste élan de sympathie. Depuis deux ans, les parents voient leurs enfants se mobiliser pour le climat. Donc quand les premières «corona-pistes» sont apparues, les gens de ma génération les ont naturellement empruntées.

Ces pistes se sont d'ailleurs déployées sans aucune opposition à Paris, à part les quelques grincheux habituels qui sont en campagne électorale. Alors qu'il y a un an, on parlait tous les jours des pistes d'Anne Hidalgo et des travaux sans fin. D'autant qu'elles ont montré leur intérêt pendant la grève [contre la réforme des retraites] entre temps.

La situation du Covid-19 est une crise durable, qui va nous mobiliser pour au moins deux ans. Mais, au final, elle renforce la cause du climat.

Faut-il s'attendre à d'autres crises de cette ampleur ?

Bien-sûr, c'est la chronique d'un dérèglement annoncé. Cet épisode est une «zoonose», puisque c'est une maladie qui vient des animaux. Mais il y en aura d'autres, moins ou plus grave, du même type ou pas.

On bat des records de température pour un mois de mai. C'est un climat d'été alors que c'est encore le printemps. On est face au changement climatique, avec des températures de plus en plus extrêmes. On aura forcément de nouveaux incidents climatiques qui mettront en cause notre mode de vie. Par exemple, en cas de fortes pluies, la bétonisation empêche le ruissèlement, ce qui entraîne des inondations.

Les villes du XXIe siècle ont trois grandes caractéristiques : l'imperfection, l'incomplétude et l'impermanence. Les villes ne sont pas parfaites, elles ne seront jamais complètes et il faut très peu de choses pour les dérégler. Aujourd'hui, quelque chose de microscopique détraque complètement nos villes.

Serons-nous prêts pour y faire face ?

On a vu que les gens ont la capacité de tirer des leçons de ce qui leur arrive. Après un moment de sidération totale, ils se sont adaptés au changement. On doit d'ailleurs rendre hommage aux Français pour leur comportement pendant cette crise.

Même s'il a causé beaucoup de morts et de souffrances, je pense que le coronavirus a entraîné une prise de conscience. C'est propice au changement. Des maires de toutes couleurs politiques m'appellent pour avancer, alors qu'avant, seuls les écologistes ou ceux de gauche portaient ce discours.

Cette crise doit amener à un constat pour changer, s'améliorer et vivre autrement, sinon le futur sera encore pire. La résilience ne peut se construire qu'en changeant de mode de vie.

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