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Intoxications au GHB : la difficile prise en charge des victimes droguées à leur insu

Incolore et inodore, le GHB passe facilement inaperçu lorsqu'il est mélangé à une boisson. [Unsplash/Alfonso Scarpa]
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La fête, c'est quand la musique résonne, quand les corps dansent et les visages sourient. Elle prend fin lorsqu'une personne s'octroie le droit de droguer le verre d'une autre, notamment pour abuser d'elle.

Ces agressions, qui reposent sur la soumission chimique, font l'objet d'un plan de lutte spécifique déployé par le gouvernement en ce jour de réouverture des discothèques.

L'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) définit la soumission chimique comme «l'administration à des fins criminelles (viols, actes de pédophilie) ou délictuelles (violences volontaires, vols) de substances psychoactives à l'insu de la victime ou sous la menace. A l'automne dernier, les témoignages de personnes pensant avoir été droguées dans des lieux de fêtes se sont multipliés sur les réseaux sociaux, notamment sous les hashtags #balancetonbar et #metooGHB.

Parmi ces récits, il y avait celui de Julie*, 23 ans. Sortie à Paris avec deux amies le soir du 30 octobre 2021, la jeune femme a vu sa soirée basculer après avoir commandé son deuxième verre. «15 ou 20 minutes après les premières gorgées j'ai senti comme un pic d'euphorie, se souvient-elle. Je me rappelle m'être demandée pourquoi je me sentais si heureuse tout à coup, mais je ne me suis pas inquiétée tout de suite».

Assaillie par des bouffées de chaleur, Julie a commencé à avoir du mal à respirer. Jusqu'à vomir. «Après ça je me sentais de moins en moins bien. Je n'avais plus de forces, j'avais envie de dormir et l'impression que mes jambes ne pouvaient plus me porter. Et puis je me suis écroulée au sol.» La suite, elle ne la connaît que parce qu'on lui a racontée. Elle même ne se souvient de rien. Ce «black-out» est un point récurrent dans les témoignages de victimes de soumission chimique.

D'après le Dr. Samira Djezzar, responsable du Centre d'évaluation et d'information sur la pharmacodépendance, qui dirige l'enquête nationale sur la soumission chimique depuis 2003, l'amnésie totale peut durer «5 à 6 heures». Les personnes droguées se retrouvent avec «un vide dans leur vie qui les angoisse au réveil. Certaines s'endorment, d'autres non, cela dépend aussi de la quantité ingérée».

Le GHB n'est pas la seule substance utilisée dans un but de soumission chimique, mais il est connu pour provoquer ce genre d'amnésie. Incolore, inodore et sans saveur particulière, ce produit passe facilement inaperçu lorsqu'il est mélangé à une boisson. Surnommé «drogue du violeur», il est notamment administré à des femmes, pour altérer leur niveau de conscience et les violer ensuite. Selon le Dr. Djezzar, les victimes de soumission chimique sont d'ailleurs «majoritairement des femmes, âgées de moins de 30 ans».

Julie correspond à ce profil et, le soir du 30 octobre 2021, la jeune femme a enchaîné les malaises. Lorsque son amie est allée demandé de l'aide aux vigiles, on lui a répondu «de prendre un Uber» et de rentrer chez elle. «Ils ont cru que j'avais trop bu, raconte la jeune femme. Mon amie m'a emmenée dehors et j'ai attendu les pompiers, allongée sur le trottoir». Le test d'alcoolémie, réalisé à l'hôpital, a révélé un taux qui ne pouvait pas justifier l'état de Julie. Le prélèvement urinaire, «sans doute fait trop tard», n'a pas été probant. Mais «les médecins m'ont dit que je présentais tous les symptômes d'une intoxication au GHB», relate la jeune femme.

Cette substance se caractérise notamment par la rapidité avec laquelle le corps l'élimine. «A l'origine c'est un produit qui est utilisé pour l'anesthésie générale, explique le Dr Djezzar. Il doit donc agir vite mais aussi s'éliminer facilement pour que le patient s'éveille rapidement après l'intervention. Quand une opération dure, on injecte le produit au fur et à mesure, afin de garder la personne endormie». Le GHB est donc particulièrement difficile à détecter : le temps que les victimes reviennent à elles, il est parfois déjà trop tard.

Beaucoup de témoignages mais peu de plaintes

Dans ce cas-là, seul un test capillaire peut encore permettre de déceler le produit. Il implique néanmoins d'attendre la pousse du cheveu, au sein duquel la drogue aura laissé une trace si elle a été ingérée. Julie, qui a porté plainte contre X, a été soumise à un test capillaire en décembre dernier, soit 4 à 6 semaines après les faits. Pour l'heure, le résultat ne lui a pas été communiqué. Sa plainte a été ajoutée à d'autres, toutes liées à de potentiels cas de soumission chimique, pour faire l'objet d'une enquête.

Mais le nombre de plaintes reste largement inférieur à celui des témoignages, ce qui, selon Marlène Schiappa, ministre déléguée en charge de la Citoyenneté, rend le phénomène «difficile à quantifier». A ce sujet, le collectif féministe Héroïnes95, qui a recueilli de nombreux témoignages à l'automne et les a transmis à la police, souligne que «le fait qu'il y ait un black-out rend la situation très particulière».

«Il y a déjà un doute de la personne elle-même sur ce qu'elle a pu vivre, développe Eina, l'une des militantes. Elle va retrouver des traces sur ses vêtements, des bleus sur son corps, parfois. Mais elle n'a aucun souvenir. Donc ça devient difficile pour elle de venir déposer plainte, de dire "quelqu'un m'a fait quelque chose"».

Dans les témoignages se retrouve souvent, en filigrane, la crainte de ne pas être crue, mais aussi un sentiment de culpabilité. Notamment quand la victime a consommé de l'alcool. Julie a connu ça. «Je m'en voulais au début. Je racontais ce qu'il s'était passé mais sans donner les détails, de manière factuelle, sans dire mon ressenti. J'avais peur qu'on me dise que c'était de ma faute, que je n'avais pas surveillé mon verre, pas fait attention, ou même que je n'avais qu'à pas sortir.»

Sauf que «prendre un verre dans un contexte festif c'est normal, rappelle Eina. Le comportement anormal, c'est celui de l'agresseur, qui tente de profiter de quelqu'un en le droguant à son insu. Tout le monde est légitime à occuper l'espace, on n'a pas à se restreindre de sortir, de prendre des verres avec des amis, de faire la fête. Les victimes n'ont pas à se sentir responsables de quoi que ce soit».

Depuis la vague de témoignages enregistrée cet automne, le collectif Heroïnes95 est resté mobilisé au travers de pétitions, tribune et démarches de sensibilisation, enjoignant le gouvernement à se saisir du sujet. Ses membres demandaient notamment à ce que les personnes pensant avoir été droguées puissent accéder aux tests toxicologiques le plus rapidement possible, sans avoir à passer d'abord par un dépôt de plainte.

Le coût de ces analyses, «autour de 3.000 euros» selon le Dr. Djezzar, n'était jusqu'ici pas pris en charge en dehors d'une plainte. Les tests n'étaient en outre pas automatiquement réalisés par la justice. Mais désormais, dans le cadre du nouveau plan anti-GHB, policiers et gendarmes ont pour consigne de «déclencher le protocole viol dès le moindre soupçon» de soumission chimique, avec la réalisation «systématique» de tests toxicologiques, a assuré Marlène Schiappa.

Présent lors de la table ronde organisée pour présenter le dispositif, mardi 15 février, le Général de division Lionel Lavergne a salué cette décision, appelant les victimes à «ne pas hésiter» à faire appel aux forces de l'ordre «dès le moindre doute». «Il vaut mieux pêcher par excès que par défaut, a-t-il assuré. Il y aura une enquête systématique, menée par des enquêteurs spécialisés».

S'ils sont identifiés, les «prédateurs» qui utilisent la soumission chimique dans le but d'agresser quelqu'un risquent 5 ans d'emprisonnement et 75.000 euros d'amende. Dans un communiqué, le ministère de l'Intérieur a précisé que «l'usage de la "drogue du violeur" constitue désormais une circonstance aggravante en matière de viol et d'agressions sexuelles». Pour un viol commis dans ces circonstances, la peine a ainsi été portée à 20 ans de réclusion criminelle.

Ce nouveau plan anti-GHB repose sur la collaboration entre l'Etat, les forces de l'ordre et les professionnels des bars et boites de nuit. Représentés par l'Union des métiers et des industries de l'hôtellerie (UMIH), ces derniers doivent notamment être formés afin d'apprendre à «repérer les comportements suspects» et à prendre en charge efficacement les victimes.

«C'est un problème dont nous avons conscience depuis longtemps, mais jusqu'ici nous n'avions pas la force de l'Etat», a indiqué Laurent Lutse, le président de l'UMIH cafés, brasseries et établissements de nuit. La formation des exploitants doit, selon lui, être «lancée dans le maillage territorial, au niveau national, pour faire passer le message».

Les professionnels partenaires s'engagent en outre à soutenir le travail de la police lors d'éventuelles enquêtes et à diffuser dans leurs établissements la campagne de sensibilisation imaginée par le gouvernement. Ces affiches préventives sont munies d'un QR code qui permet aux victimes d'être immédiatement mises en contact avec les policiers, gendarmes et psychologues de la plate-forme arretonslesviolences.gouv.fr. A Paris, une seconde campagne de communication, portée par la mairie, vient renforcer ce dispositif national.

«Colère» et «injustice»

S'ils saluent cet effort de prévention et de formation, les membres du collectif Héroïnes95 tiennent néanmoins à ce qu'il ne se limite pas aux discothèques et bars de nuit. «Cela ne concerne pas que le milieu de la nuit, prévient Eina. Il y a des brasseries, des cafés, des restaurants dont l'activité principale est la restauration mais qui organisent aussi des afterwork, des happy hour. Ils doivent être pris en compte».

Dans l'idéal, cette militante voudrait que tous les professionnels du secteur soient «obligatoirement» formés à la problématique des violences sexistes et sexuelles dans le cadre de l'obtention du permis d'exploitation de leur établissement. «On veut que ça s'institutionnalise. Sur du long terme, on peut même intégrer ça au programme des écoles d'hôtellerie-restauration». Il s'agit de s'attaquer au problème «en amont», pour éviter à d'autres personnes de ressentir la «colère» et le sentiment d'«injustice» connus par Julie.

«Je n'acceptais pas que quelqu'un que je ne connais même pas puisse prendre ce pouvoir sur moi, raconte la jeune femme. J'ai aussi réalisé que j'avais évité le pire lorsque les policiers m'ont dit qu'ils considéraient ça comme une tentative de viol. C'était difficile d'imaginer que j'avais peut-être été épiée toute la soirée par quelqu'un qui attendait que je me retrouve seule.»

Ce soir-là, Julie n'a pas été agressée physiquement car son amie est restée près d'elle à chaque instant. Si elle considère aujourd'hui aller de mieux en mieux, la jeune femme a néanmoins perdu en sérénité. «Je me méfie plus, reconnaît-elle. Quand je rentre dans une pièce je me dis que quelqu'un me veut peut-être du mal.» Depuis son intoxication, elle ne s'autorise plus à boire dans les bars. Julie parvient à nouveau à sortir avec ses amis, mais quelque chose a changé. La musique est là, les sourires aussi. Mais l'insouciance, elle, s'est envolée.

* Le prénom a été modifié

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