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Joby Warrick, Pulitzer 2016: «La destruction du califat ne suffira pas à vaincre Daesh»

Joby Warrick couvre le Moyen-Orient et les questions de défense pour le Washington Post. Joby Warrick couvre le Moyen-Orient et les questions de défense pour le Washington Post.[©DR]

Pour Joby Warrick, prix Pulitzer 2016 pour son enquête sur les origines de Daesh, le groupe terroriste pourrait devenir encore plus dangereux après la perte de ses territoires. 

Le 3 février 2015, le monde entier découvrait avec horreur la vidéo de l'exécution par Daesh d'un pilote jordanien, brûlé vif dans une cage. Vu d'Europe, cette déclaration de guerre à la Jordanie pouvait sembler surprenante, le petit État du golfe n'apparaissant pas spontanément comme la première puissance occidentale à abattre pour le califat autoproclamé. La violence de Daesh à l'égard de ce pays prend toutefois tout son sens si l'on remonte aux origines du groupe, et à son inspirateur jordanien, Abou Moussab Al Zarqaoui. C'est ce que fait Joby Warrick dans son ouvrage «Sous le drapeau noir. Enquête sur Daesh», prix Pulitzer 2016. De passage à Paris, le journaliste du Washington Post est revenu sur la genèse du groupe jihadiste, et nous a livré sa vision de la guerre en cours. 

Aujourd’hui l’attention internationale est focalisée sur la bataille de Mossoul, et plus généralement sur la guerre menée par la coalition contre les territoires de Daesh. Mais en lisant votre livre, on voit que le groupe existait bien avant la proclamation du califat. Pensez-vous que l’on puisse le vaincre simplement en lui reprenant ses villes ?

Selon moi, la destruction du califat ne suffira pas à vaincre Daesh. Je pense que cela va conduire à une nouvelle phase, ou plutôt que cela va faire revenir le groupe à la phase précédente. Ces jihadistes ont constitué une organisation terroriste sous-terraine pendant des années, et je pense qu’ils vont le redevenir, ce qui les rendrait plus dangereux qu’ils ne le sont à présent. 

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Pour l’instant, ils se concentrent sur la protection de leur territoire, mais quand il n’y aura plus de territoire, il restera toujours un réseau, et ils voudront prouver au monde qu’ils sont encore là, que le califat existe toujours même si ce n’est plus un lieu. Je crains donc qu’on entre dans une période dangereuse, et que Daesh reste une préoccupation pour un certain temps. 

Daesh était à l’origine «Al Qaida en Irak», puis le groupe a fait sécession d’Al Qaida. Les deux entités sont-elles toujours en guerre aujourd’hui ?

Depuis le début, il y a une sorte de relation amour/haine entre ces deux groupes. Parfois ils trouvent des raisons de travailler ensemble – ils l’ont fait par le passé – mais leurs leaders respectifs ne s’entendent pas. Il y a beaucoup de rivalités et de jalousies entre les chefs. Ils ont également des désaccords tactiques. Mais leur stratégie est globalement la même, et leur ambition à long terme est la même. On peut imaginer qu’un jour Daesh s’allie à nouveau à Al Qaida, parce que cela les rendrait plus puissants et plus dangereux. 

Pensez-vous que cela puisse arriver maintenant, alors que la coalition gagne du terrain en Irak et que les jihadistes sont menacés ?

Je pense que pour le moment, Al Qaida et ses alliés en Syrie, comme le front Al Nosra, prennent un certain plaisir à voir Daesh mis en difficulté. Al Qaida était en complet désaccord avec l’idée de proclamer le califat, ainsi qu’avec le fait de tuer des chiites. Mais quand Daesh sera vraiment affaibli, alors Al Qaida, qui se retrouvera en position de force, pourrait y voir une opportunité de travailler avec eux, en imposant ses conditions. Cela dit, je pense que cela n’arrivera pas tant qu’Al Baghdadi sera à la tête de Daesh, car il n’est pas du tout apprécié des leaders d’Al Qaida. 

Plusieurs groupuscules islamistes locaux, en Afrique et en Asie, ont prêté allégeance à Daesh ces derniers mois. Est-ce simplement parce que le groupe apparait comme le plus puissant du moment parmi la nébuleuse jihadiste, ou y a-t-il une raison plus profonde ?

C’est vrai que de nombreux groupes comme Boko Haram ont voulu s’attacher la marque Daesh, ce qui donne l’impression d’un réseau mondial. Mais en réalité, tous ces groupuscules ont leurs propres intérêts locaux, leurs propres agendas locaux. Si Daesh s’effondrait, ils continueraient ou non de lui prêter allégeance, mais d’une manière ou d’une autre ils continueraient d’exister, de poursuivre leurs propres objectifs dans leurs pays.

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On peut même se demander si ces groupes ont réellement un intérêt à travailler ensemble. Parfois ils le font, mais en termes d’intégration, cela n’a rien à voir avec par exemple le réseau d’Al Qaida. C’est une approche beaucoup plus opportuniste. Il n’y a qu’en Libye où Daesh a vraiment mis en place une sorte de franchise. 

Dans votre livre, vous évoquez longuement les origines jordaniennes de Daesh, à travers notamment le rôle du leader jihadiste jordanien Al Zarqaoui. Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à lui ?

J’avais écrit un premier livre sur Al Qaida, paru en 2011, et Al Zarqaoui m’était alors apparu comme un personnage central de la nébuleuse jihadiste. D’une certaine manière il était éclipsé par Ben Laden, mais en tant que penseur terroriste, il m’a toujours semblé important. Il a vraiment apporté sa vision personnelle de ce que signifiait être un jihadiste, et c’est une vision particulièrement laide. Il a contribué a diffusé le goût de la violence pour la violence, ainsi que cette idée de « takfir », d’excommunication, qui permet de condamner à mort des gens parce qu’ils ne pratiquent pas la religion de la même manière que vous. 

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C’est beaucoup plus extrême et brutal que ce qui existait auparavant, et c’est très lié à sa propre personnalité. Pour comprendre Daesh aujourd’hui, il faut comprendre cette figure fondatrice. Il est perçu comme un héros par de nombreux jeunes jihadistes qui partent en Syrie, et qui se réfèrent à lui comme à une icône. Je voulais vraiment raconter son histoire dans son ensemble. 

Pensez-vous qu’il soit réellement un «penseur» jihadiste, ou plutôt un modèle ?

C’est une bonne question, car en effet ce n’est pas un théoricien. Il avait quelques grandes idées qu’il a mises en application, et il a été assez chanceux dans son parcours. Je pense que le terme d’icône est celui qui le caractérise le mieux, car il a vraiment contribué à cette image du jihadiste comme une sorte d’ange-guerrier, avec ses vêtements noirs, qui tue des Américains avec son propre couteau. À ce niveau-là, il est très différent de Ben Laden, qui était beaucoup plus solide sur le plan théorique, et avait une image plus ennuyeuse. Al Zarqaoui était un homme d’action. Et pour beaucoup de jeunes hommes autour du monde, il est devenu un modèle. 

La Jordanie, dont Al Zarqaoui était originaire, est-elle toujours confrontée à une menace terroriste importante aujourd’hui ?

Si l’on regarde les sondages d’opinions, Daesh est de moins en moins populaire chez les Jordaniens. Ils voient les horreurs perpétrées par le groupe et ils ne veulent pas de ça chez eux, ils ne veulent pas devenir l’Irak ou la Syrie, ils sont très contents d’avoir un gouvernement moderne et stable. Mais il reste des poches d’adhésions dans certaines zones du pays. Les services secrets ont déjoué plusieurs complots contre le gouvernement. Certains ont été révélés, mais certains n’ont jamais été évoqués publiquement. La Jordanie est confrontée à de sérieuses difficultés sur son territoire mais également à ses frontières, notamment dans les camps de réfugiés. Elle est en outre affaiblie économiquement, et j’ai peur qu’elle n’entre dans une période très compliquée. 

Cette situation peut-elle s’expliquer par l’histoire du pays, fondée de manière quelque peu artificielle au sortir de la seconde Guerre mondiale ?

Il est clair que les fondateurs de Daesh comme Zarqaoui voyaient leur pays comme une autorité illégitime. Historiquement, il n’y avait jamais eu d’État appelé « Jordanie ». Cela a été inventé par les puissances coloniales, et le roi a été amené de la Mecque. Donc une part importante de la propagande des jihadistes consiste à dire que la Jordanie ne devrait même pas exister. Daesh n’accepte pas l’existence de la Jordanie, de la même manière qu’il n’accepte pas l’existence d’Israel. 

Justement, la question jordanienne est intimement liée à la question palestinienne. Au début du mois, des Palestiniens soupçonnés de préparer des attentats en lien avec Daesh ont été arrêtés dans un camp de réfugiés. Pensez-vous que Daesh puisse intervenir dans le conflit israélo-palestinien au cours des prochains mois ?

Je pense qu’Israel est préoccupé à ce sujet. Ils ne craignent pas que Daesh puisse menacer leurs frontières, mais le groupe jihadiste et ses méthodes ont gagné l’adhésion de certains Palestiniens. Bien sûr les attentats-suicides existent en Israël depuis des années, mais les attaques individuelles comme on a pu en voir ces derniers mois portent la marque de l’influence de Daesh. Donc il y a cette crainte que de jeunes Palestiniens ne suivent le mouvement. Même pour un pays comme Israël, des attaques du type des attentats de Paris sont extrêmement difficiles à empêcher. Les services de renseignement ne peuvent pas tout face aux micro-réseaux et aux individus isolés. Je pense qu’Israël est vraiment préoccupé par ça. Cela dit, il n’y a pas du tout de coopération entre Daesh et le Hamas, les deux groupes sont même plutôt rivaux. Donc la crainte est vraiment au niveau individuel. 

Dans votre livre, vous évoquez beaucoup le problème des Jordaniens de retour du jihad en Afghanistan, au début des années 1990. On pense forcément au problème des combattants étrangers qui vont revenir de Syrie, car beaucoup ont des passeports européens… 

Oui, cela va être un énorme problème. Le nombre d’Européens partis combattre dans les rangs de Daesh dépasse largement celui des Jordaniens partis en Afghanistan dans les années 1980. Gérer cette question des retours va être le principal défi de la prochaine décennie. Tous ne vont pas vouloir devenir terroristes. Certains pourront même être utiles pour contrer la propagande jihadiste, car une partie d’entre eux détestent vraiment Daesh désormais. Mais cela va être difficile à démêler. Je pense vraiment qu’après la chute du califat, le plus gros enjeu sera de gérer les « vétérans » qui vont revenir notamment en France. 

Comment la menace de Daesh est-elle perçue aux Etats-Unis, où vous travaillez ?

Émotionnellement, ce qui s’est passé à Paris et à Nice nous a beaucoup affectés, en tant qu’Américains. Cela a fait revenir des souvenirs du 11 septembre. D’une certaine manière, cela nous a touché personnellement, en particulier Nice. Pendant une semaine tout le monde en parlait, on a vu ces images horribles sur toutes les chaines de télévision. 

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Nous nous identifions beaucoup à la culture française et nous avons presque perçu cela comme une attaque contre notre propre territoire. En voyageant à travers les Etats-Unis, j’ai réalisé qu’il y avait une peur immense de voir quelque chose de cet ordre se produire à New York, Chicago ou Washington. Donc nous nous sentons très proches de vos combats. 

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