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Sarah Gensburger, sociologue de la mémoire : «Le déboulonnage est une façon parmi d'autres de transformer le sens des statues»

Le 10 juin à Richmond, en Virginie, aux Etats-Unis, des militants anti-racistes ont renversé une statue de Jefferson Davis, l'ancien président des états confédérés. Au XIXe siècle, les états confédérés, situés au sud des Etats-Unis, refusaient d'abolir l'esclavage.[Parker Michels-Boyce / AFP] Le 10 juin à Richmond, en Virginie, aux Etats-Unis, des militants anti-racistes ont renversé une statue de Jefferson Davis, l'ancien président des états confédérés. Au XIXe siècle, les états confédérés, situés au sud des Etats-Unis, refusaient d'abolir l'esclavage.[Parker Michels-Boyce / AFP]

Ces dernières semaines ont été marquées par des appels à déboulonner certaines statues de personnages ayant eu un rôle dans la traite négrière en France (comme Colbert par exemple). Aux États-Unis, en Angleterre et en Belgique, des militants sont passés à l’acte. Sarah Gensburger, sociologue de la mémoire au CNRS, auteure, avec Sandrine Lefranc, de «A quoi servent les politiques de mémoire ?», revient sur ce phénomène.

Comment interprétez-vous ces gestes en tant que sociologue ?

Premièrement, il faut les replacer dans leur contexte : ce n’est pas un phénomène nouveau. C’est un processus qui a une histoire. Dans le jargon des spécialistes anglophones des études sur la mémoire, on l’appelle la «de-commemoration». Par exemple, un des cas qui a été très étudié est le déboulonnage des statues de Lénine dans l’ancien espace soviétique. Ce serait donc faux de réduire la question à une cause plutôt qu’à une autre.

Deuxièmement, il y a une forme de paradoxe puisqu’en temps normal personne ne s’intéresse aux statues. Si on interroge les résidents d’un quartier en leur demandant quelles statues il y a autour de chez eux, peu vont être en mesure de répondre. Cela doit nous amener à nous interroger sur la signification de ce geste : pourquoi une statue prend sens tout d’un coup ?

Troisièmement, le déboulonnage est une façon de transformer le sens des statues mais ce n’est qu’une façon parmi d’autres. La ville de Bordeaux, qui a été un port négrier français, vient d’installer des éléments explicatifs sur les plaques des rues qui portaient le nom de philanthropes de la ville qui avaient par ailleurs participé activement à la traite des esclaves. Cela s’est fait à l’aide d’une commission qui a regroupé des associations, représentants politiques, chercheurs, anthropologues, sociologues ou historiens. Cette réflexion a même abouti à la création d’une nouvelle statue, celle de l’esclave Modeste Testas, qui représente la souffrance des esclaves.

Les statues peuvent être des lieux de rassemblement pour les militants d'extrême droite

Comme autre exemple, je pourrais citer celui de New York. En 2017, le maire de la ville a souhaité commander un audit des marqueurs du passé dans l’espace public. Trois lieux posaient particulièrement problème : une statue qui représentait J. Marion Sims, un gynécologue qui avait apporté à sa spécialité mais qui avait sacrifié des esclaves noires en les utilisant pour ses expériences, une autre qui représentait Christophe Colomb et une plaque en l’honneur du maréchal Pétain. Le maire a créé une commission très large pour décider de leur sort. Cette commission a fait des auditions et des enquêtes approfondies auprès des citoyens. Finalement, il a été décidé de déplacer la statue du gynécologue en ne laissant que le socle, sur lequel doit être inscrite l’histoire de la statue qui a disparu et où sera installée prochainement une œuvre rappelant le sort des femmes esclaves. La statue de Sims n’a, elle, pas été détruite mais placée près de sa tombe. Pour Christophe Colomb et le maréchal Pétain, il a été décidé de mettre des plaques explicatives rappelant le contexte de leur création.

Aussi, à l’inverse de ce qu’il se passe actuellement, je voudrais dire que les statues peuvent être des lieux de rassemblements pour d’autres militants, à l’extrême droite par exemple. La statue de Jeanne d’Arc sert de point de ralliement à l’un des grands moments du calendrier du Rassemblement national chaque 1er mai. Le parti de Jean-Marie Le Pen se l’est appropriée et ce n’est pas tout à fait conforme avec les valeurs de la fête de Jeanne d’Arc instaurée en 1920 par la République. Il existe ainsi plusieurs types de réutilisation politique des statues et toutes ne passent pas par leur déboulonnage.

A contrario des exemples bordelais ou new-Yorkais, qui ont réussi à créer un dialogue, Emmanuel Macron a fermé la porte au débat dans son discours du 14 juin. «Aucune statue ne sera déboulonnée», a-t-il annoncé.

Il a fait cette déclaration mais, en réalité, la question de la statuaire et des noms de rue ne dépend pas centralement de l’Etat mais principalement des collectivités territoriales, notamment des mairies. Il s’engage donc sur un thème où il n’est pas le seul à décider, voire où il a finalement peu à dire. Là, comme à Bordeaux, des configurations locales joueront un grand rôle dans les mois qui viennent.

 

Au-delà de cette question d’échelle de l’action publique, le président de la République a une vision libérale de la mémoire. Comme pour une transaction commerciale finalement, il pense qu’il suffit de présenter les deux parties en présence pour qu’elles se mettent d’accord. C’est une vision liée à la logique du pardon, qui a ses racines dans la doctrine chrétienne et qui a notamment inspiré le modèle des commissions vérité – réconciliation de par le monde, dont l’Afrique du Sud est sans doute l’exemple le plus connu. Celle-ci repose sur l’idée que la discussion entre la victime et le bourreau suffit à régler le problème. La France reconnaît que l’esclavage et le colonialisme reposent sur une vision discriminatoire et donc les victimes de cette vision ou leurs descendants peuvent pardonner.

« Ma conviction est que le président va finir par revenir sur ses déclarations »

Or cela ne fonctionne pas de la sorte, notamment car cette vision oublie qu’il ne s’agit pas du passé mais de ses conséquences contemporaines. Et ce qui est oublié dans le processus est l’enjeu de la justice. Ici la question des statues cristallise le besoin de changer la société d’aujourd’hui, ses inégalités et les discriminations qui l’habitent. Et, en attendant des réformes structurelles pour que la situation change, les traces de ces injustices dans l’espace public se matérialisent dans les statues, ou plus exactement les statues peuvent être utilisées par un certain nombre d’acteurs politiques et associatifs pour incarner, figurer, certaines revendications.

Ma conviction est que le président de la République va finir par revenir sur ses déclarations, pas sur les statues seulement, mais sur la discussion sur les traces du passé dans l’espace public.

Que pensez-vous des récentes dégradations des statues du général de Gaulle ?

Il est évident que le général de Gaulle ne disparaîtra pas de l’espace public français car il est une figure centrale du récit de l’histoire française contemporaine. Toutes les villes comptent au moins une avenue qui porte son nom ! L’énormité de cet exemple est par contre intéressant car, outre qu’il met en lumière l’impossibilité pour aucun être humain d’avoir une histoire sans aucune ombre, il permet de mettre le doigt sur un décalage : les discriminations sont systémiques, or, à travers les statues, on met en avant des individus, que ce soit pour les déboulonner ou pour les glorifier. C’est intéressant.

Cela nous amène à la réflexion suivante : est-ce qu’il faut vraiment des statues dans l’espace public et des figures de héros, dans une société qui serait vraiment émancipée et démocratique ? Est-ce qu’il ne faudrait pas plutôt se déconnecter du culte des chefs et des grands hommes (ou femmes) pour aller vers davantage d’égalité ? La question de la statue soulève en fait aussi la vision du monde individualiste qui est la nôtre. Souvent, ce n’est pas un homme qui change les choses mais des hommes et des femmes et avec eux, en même temps qu’eux, des mouvements systémiques et structuraux. Même le général de Gaulle n’a pas libéré la France tout seul. La libération a été possible grâce à de nombreux facteurs qui ont fait système, et notamment le front de l’Est et la résistance de l’Armée rouge à l’armée allemande, d’une part, l’entrée en guerre des Américains, de l’autre.

Est-ce qu’encore aujourd’hui on érige beaucoup de statues ? N’est-ce pas déjà une mode dépassée ?

L’érection de statues n’est pas dépassée. Toutefois, aujourd’hui, la mode, du moins dans les démocraties occidentales, est de plus en plus à la création de statues de gens ordinaires comme l’esclave Modeste Testas par exemple, car ce sont davantage les victimes de l’histoire qui sont mises en avant. Ou en tout cas des gens qui représentent tout un groupe plutôt qu’une seule personne.

Par contre, on assiste encore très souvent à la création de monuments, de lieux ou de plaques commémoratives dans l’espace public. Dès janvier 2016, soit un an après les attentats de janvier 2015 et deux mois après ceux de novembre, à Paris, un arbre du souvenir et une plaque ont été inaugurés place de la République. Or très peu de passants savent simplement qu’il existe. La réflexion sur les statues serait ainsi l’occasion d’une réflexion plus large sur les formes que doit prendre la commémoration aujourd’hui. Peut-être une occasion d’inventer des choses.

Certains appellent à déplacer les statues de personnages controversés dans les musées, comme cela va se faire pour l’une d’entre elle à Bristol. Qu’en pensez-vous ?

Ces dernières années, il y a eu une polémique sur une enseigne publicitaire du temps de comptoirs coloniaux et du commerce lié à la traite négrière, «Au Nègre joyeux», bas –relief en bois qui était encore affiché place de la Contrescarpe dans le 5ème arrondissement de Paris. Plusieurs associations ont demandé à ce que des éléments explicatifs soient rajoutés, d’autres voulaient que l’insigne soit retiré. Finalement, il a été enlevé pour être restauré et exposé au musée Carnavalet, musée de l’histoire de Paris, accompagné d’un dispositif explicatif.

C’est un choix qui se défend. Le problème, comme l’a montré la sociologie des pratiques culturelles, c’est que seule une toute petite partie de la population va dans les musées. Et c’est souvent des personnes qui connaissent la problématique ou au moins qui s’intéressent à l’histoire. Cela ne prêche donc que les convaincus. Alors que dans l’espace public, les éléments explicatifs sont visibles par plus de monde et on peut les imaginer créatifs et artistiques. Dans ce cas, comme ça a par exemple été le cas pour plusieurs monuments construits par les Nazis en Allemagne, pour certaines statues ou autres, on peut aussi imaginer de les garder et de demander à des artistes ou à des collectifs de riverains d’ajouter une strate pour faire vivre le monument au présent.

Ce n’est bien sûr pas aux chercheurs, sociologues ou historiens de décider, mais notre rôle est de faire savoir qu’il y a plusieurs manières de travailler ces questions et de faire en sorte que les citoyens et leurs représentants puissent faire des choix en connaissance de cause, y compris avec imagination et possiblement en intégrant le conflit et la dispute à la commémoration.

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