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Enora Chame, officier de renseignement : «Je reconnais en Ukraine des mécanismes de guerre que j'ai déjà vus»

Enora Chame a été déployée en Syrie au commencement de la guerre. [©Droits reservés]

Ancien officier de renseignement de l’armée française, Enora Chame (nom d’emprunt) a été envoyée en Syrie au début de la guerre civile en 2012, comme observateur pour l’ONU. Exécutions, tortures, prise d’otage… Elle détaille dans un livre, «Quand s’avance l’ombre» (Mareuil Editions), l’horreur de ce qu’elle a vu. Interview.

Qu’est-ce qu’un officier du renseignement militaire ?

Votre tâche consiste à recueillir, analyser, exploiter les informations qui relèvent des intérêts et de la sécurité de votre pays. Il faut ensuite les transmettre à vos supérieurs, qui vont jusqu'au chef de l'Etat. Lorsque vous agissez pour l'ONU, vous travaillez pour la communauté internationale.

Vous n'avez donc pas agi dans l’ombre, comme ce que l’on pourrait croire quand on parle d’agents du renseignement.

Absolument. Le travail que l'on faisait sur le terrain était observé par tous. Les opposants, comme les services de Bachar al-Assad, savaient très bien où l'on se rendait et ce que l'on voyait. Il y a des tas de photos qui ont été prises de nous, beaucoup trop d'ailleurs. La seule chose qu'ils ne savaient pas, c'était les conclusions que nous portions. Elles devaient être extrêmement mesurées, car le risque était permanent d'être manipulé.

On se sentait traqué

Etre surveillé alors qu'on est censé soi-même surveiller, n'est-ce pas une position indélicate et dangereuse ?

C'est une sensation oppressante. On se sentait traqué. Il y avait des scènes pénibles à vivre, des corps à photographier, et on avait constamment des gens qui nous filmaient, qui nous mitraillaient de photos. On nous prêtait aussi certaines paroles. C'était très oppressant. Une gêne, même. On a dit, comme cela se passe dans toutes les guerres, que l'on manipulait les choses, que l'on faisait de la mise en scène. Dès lors que la communauté internationale ou des témoins sont sur les lieux, chacun veut leur montrer ce qu'il a envie de montrer.

Le fait d'agir pour l'ONU n'apporte pas une sécurité plus grande, plutôt que d'opérer à couvert pour une armée ou un gouvernement ?

Une mission de l'ONU, normalement, vous n'êtes pas agressés, on ne vous tire pas dessus, on n'essaie pas de vous coller des IED (engins explosifs improvisés) sous la voiture... Je dis ça, mais pour la mission actuelle de l'ONU au Sahel, ce n'est pas drôle tous les jours non plus. Ils sont vraiment en danger eux aussi. Tout dépend du type de mission dans laquelle vous vous trouvez. La nôtre était extrême, au point qu'on nous a retiré le mandat au bout de quatre mois. Les Nations unies ont considéré qu'on était beaucoup trop en danger et qu'il serait impossible d'arrêter le cours des choses (la guerre civile syrienne est toujours en cours, pour 500.000 morts selon des ONG et 70.000 à 200.000 personnes disparues, ndlr). La violence dirigée contre nous, et de tous les camps, était amplifiée par les accusations qu'on nous faisait, de faire le jeu de l'autre. Tout le monde vous tape dessus.

La plus grande difficulté a été d'abandonner des gens, sachant qu'ils allaient être torturés 

Votre mission était de récolter des preuves d'exécutions, de tortures, en prenant des photos de victimes, en écoutant des témoignages. Quel était le but ?

On s'est trouvé très désemparé. Lorsque nous avons été déployés, il ne s'agissait pas d'observer tout ça, mais de surveiller un cessez-le-feu, une trêve (un plan de paix avait été proposé par l'ONU au gouvernement syrien et à l'opposition armée). On a finalement dû documenter des exactions, une guerre et un pays qui était en train de se désintégrer. Notre mission a évolué d'elle-même. Il n'y avait plus que nous pour rendre compte ce que subissaient les Syriens. On récupérait des centaines, des milliers de noms de gens qui disparaissaient. Il est certain que ça peut servir, potentiellement pour des procès, pour du travail de mémoire, mais aussi pour un volet historique. Il faut qu'on documente les rouages qui se mettent en place. Par exemple, al-Qaida est là pour telles ou telles raisons. Les gens ne veulent pas d'eux pour telles ou telles raisons. On sent que ça va mal tourner pour telles ou telles raisons…

Sur place, en tant qu'être humain, comment est-ce que l'on réagit face à tous ces cadavres, ces corps, cette guerre ?

C'est un mélange. Il y a de la peur pour soi-même, quand on se retrouvait au milieu des combats. Il y a du dégoût, il y a de la révolte. Tout ce qu'un être humain peut ressentir comme émotion. Le choix que moi j'ai fait, c'était de ne pas me laisser submerger par l'émotion et d'utiliser la partie logique et analytique de mon cerveau. J'ai développé des petits protocoles, des astuces pour fragmenter l'émotion (se concentrer sur un détail, regarder l'appareil plutôt que le corps lorsqu'on le prend en photo, explique-t-elle dans son livre). La deuxième chose est de ne jamais être passif. Ne jamais, jamais subir, car c'est là que le choc est extrêmement violent. Je pense m'en être bien sortie. A part à quelques occasions, qui ont laissé un souvenir pénible, j'ai rarement été passive.

La plus grande difficulté a été d'abandonner des gens vivants, sachant qu'ils allaient être torturés et disparaître tout de suite. On sortait de la pièce en les abandonnant. C'est d'une tout autre violence. Les fantômes que l'on garde ce sont eux, plus que les morts qu'on a vus.

N’y a-t-il pas un sentiment d’impuissance à ne pas pouvoir intervenir physiquement ou avec des militaires pour sauver ces personnes ?

Si on avait eu des armes, on n'aurait guère pu faire mieux. Je pense d'ailleurs que l'on s'est donné plus de chances de rentrer vivant en étant désarmés. Ça rend plus intelligent d'être sans armes, vous êtes obligés de très bien lire ce qui est en train de se passer, de communiquer avec tout le monde. Mais oui, c'est plus que de l'impuissance, c'est une souffrance, c'est de la colère, c'est de la honte, c'est énormément de culpabilité.

La paix n'éclate pas au milieu de la guerre

Vous racontez aussi être tombée dans une embuscade et avoir été menacée d'égorgement par des jihadistes. A cet instant, qu'est-ce que vous ressentez ?

La situation est en partie irréelle. Il faut se dire "non, non, je ne suis pas dans un film, ça m'arrive réellement, réagit". Ensuite, on est concentré à négocier, à les écouter, tout en étant actif et en se synchronisant à eux, pour tenter de les convaincre petit à petit. Donc on est très occupé à réfléchir. La peur est là, mais elle a disparu dès qu'on a su que c'était bon. En revanche, il y avait un mal-être, la sensation d'avoir été libéré sans avoir pu "combattre" et que ce soit eux qui ont décidé qu'ils allaient nous relâcher.

Dans le feu de l'action, les sentiments s'envolent donc pour ne penser qu'à la situation et à comment s'en sortir ?

Sur le moment, il vaut mieux éviter de se laisser déborder par les émotions et remettre ça à plus tard. Bien sûr, on n'est pas toujours maître de soi, des réactions de son cerveau, mais penser à sa famille, dans ces moments-là, ça n'aide pas. Il vaut mieux se concentrer sur l'action et sur ce qui peut vous sortir d'affaire.

Pour se rapprocher de l'actualité, est-il possible de faire un lien entre ce que vous avez vécu en Syrie et ce qu’il se passe actuellement en Ukraine ?

Je reconnais en Ukraine des mécanismes de guerre que j'ai déjà vus. Dans les premiers temps d'une guerre, la propagande, les mensonges, la manipulation sont un véritable enjeu stratégique. Chacun tente de montrer que l'autre est le méchant absolu et cherche à s'attirer les faveurs de son opinion publique ou de la communauté internationale, et éventuellement d'un soutien. Si on n'arrête pas une guerre tout de suite, ça peut prendre des années. Une paix n'éclate pas au milieu d'une guerre. On se lamente sur les pertes des deux côtés, qui sont dramatiques, mais quand on ne veut pas de pertes, on fait la paix. Dans les débuts de guerre, chacun pense qu'avec un petit peu plus de guerre, un petit peu plus de violence, il sera le mieux positionné et il pourra mieux négocier.

Je l'ai vu en Syrie, je me souviens très bien de ce moment des batailles d'Alep et de Damas, où les deux côtés disaient que ce serait terminé en trois jours. On y est toujours dix ans plus tard.

Les exécutions de civils, les charniers, les viols, cela fait malheureusement partie d'un processus de guerre ?

Une guerre n'est qu'un empilement de crimes. Quand il y a une guerre, il y a forcément cela. Ensuite, vu que l'on est dans une phase de propagande, de sentiments, il est extrêmement difficile de savoir ce qu'il s'est réellement passé. Je reconnais dans le travail des journalistes en Ukraine la difficulté dans laquelle on se trouvait en Syrie. C'est-à-dire qu'on savait qu'on voyait des morts, il y en a beaucoup, d'accord. Qui les a tués, comment ont-ils été tués ? Est-ce qu'ils avaient des armes à la main, est-ce qu'ils ont été déplacés ? Il est extrêmement difficile de répondre à cela. Vous faites des comptes-rendus qui sont mesurés, qui donnent des faits, qui avancent des possibilités, mais qui mécontentent au final tout le monde. Les gens qui souffrent ne comprenaient pas qu'on ne se soient pas plus engagés à dénoncer des massacres, mais l'ONU, et la France, s'attachent à être extrêmement précautionneux. On a tellement vu, dans des guerres, dans les Balkans, en Irak, au Moyen-Orient, des mises en scène, des manipulations. La propagande, ce n'est pas forcément le mensonge. C'est montrer l'information qui intéresse votre camp. Maîtriser cette information, c'est un volet à part entière de la guerre.

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