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Jordi Savall : « l'art doit toujours se situer du côté de la paix»

Le musicien catalan donne une série de concerts à Paris, et s'engage en faveur des réfugiés ukrainiens.[©D.Ignaszewski/ EFE]

Une parole aussi nécessaire que sa musique. Le gambiste et chef d'orchestre Jordi Savall, qui a fait de son art un médium pour diffuser un message de paix et de dialogue, continue sa tournée parisienne en mai, avec deux concerts qui font résonner ses origines et sa carrière.

Au musée d'Orsay tout d'abord, il mettra en musique ce jeudi 19 mai sa Catalogne natale sous la grande nef, en écho à l'exposition consacrée à l'architecte Gaudi. Il célébrera ensuite le lendemain, salle Gaveau, le 31e - à défaut du 30e, la faute au Covid - anniversaire du film Tous les matins du monde, en compagnie de Pascal Quignard, dont le livre fut magnifiquement adapté au cinéma par le regretté Alain Corneau, et mis en musique par le Catalan.

Mais pour celui qui a été désigné «artiste pour la paix de l'Unesco», chaque concert est surtout l'occasion - comme il l'a encore fait le 9 mai dernier à la Philharmonie de Paris - de rappeler à quel point la musique reste, selon lui, la véritable langue commune de l'Europe, et un formidable outil de coopération entre les peuples, rendue encore un peu plus nécessaire alors que la guerre frappe en Ukraine. Un message qu'il réitère ici, avant ses deux dates dans la capitale. 

Le musée d'Orsay a fait appel à vous pour l'un de ses concerts organisés autour de l'exposition Gaudí. Le lien entre vous et l'architecte catalan semblait tout trouvé.

En effet, il n'a pas fallu aller chercher très loin. Gaudí, c'est un symbole de Barcelone, enraciné dans cette culture, avec un art fait d'imagination, de création. Même si, il faut bien l'admettre, sa création la plus célèbre, la Sagrada Familia de Barcelone, n'est pas le meilleur endroit en terme d'acoustique à cause de sa grande taille et de ses multiples espaces. Je suis originaire de cette province, et le répertoire baroque des compositeurs hispaniques m'est familié. Je vais proposer pour ce concert des chansons catalanes sur lesquelles j'ai fait des variations, mais aussi un aperçu des oeuvres d'autres compositeurs, espagnoles, italiens, anglais ou encore mexicains, qui ont tous composés sur des thèmes populaires dans toute l'Europe, comme la Folia, et y apportant chacuns leurs couleurs locales.

Quelles seraient selon vous les spécificités, les racines de cette culture catalane?

C'est une culture très ancienne basée sur la langue, avec une tradition à la fois littéraire et musicale. C'est le langage des troubadours occitans du moyen-âge. Cette culture a connu un véritable renouveau à cette époque, avec l'art roman, la relation entre traditions juive, andalouse, romaine, comme un échantillon de la Méditerranée, jusqu'à Alphonse le magnanime (1396-1458), qui fit de Naples une capitale catalane. Il y a aussi un fort esprit d'autonomie, pour ne pas dire d'indépendance, avec le Parlement de Catalogne, que le Roi se devait de respecter quand il venait s'y présenter.

Et pour ce qui est de la musique catalane en particulier?

C'est une musique plaintive, nostalgique, expressive, touchante. A l'instar des séfarades dans leur musique, elle reflète l'histoire du peuple catalan. Leur roi, Pierre II d'Aragon, protecteur des Cathares, meurt contre les catholiques. Puis en 1714, le Parlement perd sa liberté une première fois, sa langue est interdite, avant une seconde interdiction sous la dictature en 1925. Il y a donc une identité que l'on peut retrouver comme pour les peuples juif ou arménien. Ils ont besoin de la musique pour survivre. 

La musique catalane est plaintive, nostalgique, touchante. Elle reflète l'histoire de son peuple.

A l'époque de Gaudí (1852-1926), la musique catalane est très forte, il y a des chorales, des orchestres populaires, on fait vivre la Copla, une danse populaire en ronde, qui tire ses racines des danses médiévales. On la joue toujours aujourd'hui, le dimanche par exemple, devant la cathédrale. 

Après la Catalogne, vous allez célébrer un autre aspect constitutif de votre riche carrière, avec le concert hommage, cette semaine à Gaveau, à «Tous les matins du monde».

C'est un hasard du calendrier, d'autant plus que cet hommage devait se tenir l'année dernière, pour les 30 ans de la sortie du film. Je célèbre ce jalon de ma carrière avec grand plaisir, et le ferai tant que je serai en vie. Je serai accompagné salle Gaveau de l'auteur Pascal Quignard et du Concert des Nations, et nous célébrerons aussi avec émotion Alain Corneau, décédé il y a deux ans, et bien entendu la soprano Montserrat Figueras.

C'est toujours un grand plaisir de retrouver les personnes qui ont oeuvré à ce grand projet que nous rejouerons sur scène, même si, malheureusement, elles sont plusieurs à nous avoir quitté. Continuer à créer des projets autour de cette oeuvre, musicale, littéraire et cinématographique, est aussi une façon de la garder vivante.

Tous ces projets sont à chaque fois teintés d'un message en faveur du dialogue, de la paix, de la résilience. Quel regard portez-vous sur la situation en Ukraine, vous qui avez mis en place un ensemble, Orpheus XXI, mettant en valeur les artistes réfugiés?

Je suis, comme tout le monde, très affecté par la situation là-bas. Personnellement, j'adore la culture orthodoxe, sans distinction entre Russie ou Ukraine. Je me suis toujours senti avoir beaucoup d'affinités avec elle, à travers notamment sa littérature, et nous avions produit avec Alia Vox un livre-disque qui paraphrasait le roman de Tolstoï, Guerre et Paix, sur cette usage malheureusement commun à toute l'Europe de la guerre pour résoudre toute sorte de conflit. J'ai de très bons amis à Moscou, ou nous avions pu jouer en concert l'Orphée de Monteverdi. Cette guerre casse les relations humaines qui ont pu être tissées, les échanges artistiques, le dialogue qui existait.

Depuis le début de l'invasion russe, l'Europe boycotte ou annule les événements des artistes ou compagnies russes. Quelle place donner à l'art dans ce genre de conflit, celle d'une neutralité ou au contraire d'un biais pour exprimer ses positions ?

L'art ne peut pas être indifférent à ce qu'il se passe, être insensible. Pendant la Seconde Guerre mondiale, de très grands chefs allemands ont conduits de sublimes concerts, jouant Beethoven, Schubert, Schumann, Bach, célébrant la beauté de leur art. Le tout devant des dignitaires nazis, alors qu'à quelques kilomètres on assassinait les déportés. Ceux qui ne se sont pas manifestés contre ça deviennent complices, et c'est ce silence qui est coupable. Malheureusement, à un moment donné, il faut choisir son camp. L'art doit toujours se situer du côté de la paix, contre la guerre. 

L'art ne peut pas être indifférent à ce qu'il se passe. C'est le silence qui est coupable.

Bien entendu, il faut savoir aussi faire preuve de discernement. En ce moment, tous les russes ne sont pas à bannir, boycotter un restaurant parce qu'il est russe, jeter aux oubliettes la littérature de ce pays, ou encore faire peser le conflit sur des enfants russes qui apprendraient en Europe n'a aucun sens. 

Mais quand un grand chef russe, qui travaille autant en Russie qu'en Europe, ne prend pas position contre la guerre, c'est difficile de le justifier. Selon moi, on ne peut pas accueillir des artistes qui ne montrent pas leur opposition à la guerre.

Comme vous avez pu le faire par le passé pour d'autres pays touchés par la guerre, vous avez déjà oeuvré pour l'Ukraine. Quels sont vos prochaines actions en faveur de ce pays et de ses artistes ?

Nous avons en effet déjà organisé fin mars un concert pour la paix à Barcelone, qui réunissait des musiciens ukrainiens comme russes, et il est possible de faire des dons en faveur des victimes de cette guerre sur le site de la Fondation pour la Musique Antique, qui seront ensuite affectés au projet de la Croix-Rouge «L'Ukraine a besoin de nous». Cet été, pour le 16e festival de Fontfroide, nous allons tout faire pour inviter des musiciens ukrainiens sur place, et nous rendrons hommage à leur pays, dans un concert organisé là-bas le 19 juillet. Npus allons autant que possible essayer d'aider ces artistes, que ce soit à travers la Philharmonie de Paris, avec des projets en cours entre août et octobre prochain, ou lors de mon festival en Catalogne cet été. 

Au fil de votre carrière, vous n'avez cessé de célébrer la musique comme langue de la paix. Est-ce une spécificité européenne trop souvent oubliée ?

Ce qui unit les Européens, plus que tout autre chose, et bien avant la langue, c'est la musique. Pour moi, c'est le fondement de la paix entre nos différents peuples, l'outil d'un dialogue et d'une compréhension possibles. C'est la véritable langue commune du continent. Et cette langue est née à Notre-Dame de Paris, au moment où les moines ont inventé la polyphonie, ce trésor artistique du XIIe siècle, qui va ensuite essaimer dans toute l'Europe et donner une unité à ce langage qu'on ne retrouve pas dans l'écriture.

Tous les musiciens, jusqu'à aujourd'hui encore, se sont nourris de voyages à travers le continent, mêlant les différentes influences pour en faire une expression commune. 

Comment continuez-vous à faire vivre cette langue commune désormais ?

Il faut d'abord chercher en permanence à toucher tous les publics, et surtout les plus jeunes. Ils sont notre futur. Il faut les convaincre, susciter leur curiosité, les pousser à écouter et à jouer cette musique. Cet art doit rester un outil progressiste pour nos sociétés. Nous sommes heureusement encore capables de valoriser ce patrimoine unique au monde, à l'image d'un projet pédagogique européen que je développe, dont l'objectif est d'engager dans l'Orchestre des Nations que j'ai fondé, 50% de jeunes et 50% de femmes issus de plus de vingt pays européens. C'est une déclaration d'intention, mais toute action en ce sens est bonne à prendre.

Folias et Romanescas, concert sous la nef du musée d'Orsay, 19 mai, 20h, Paris 7e.

Tous les matins du monde, 31e anniversaire, 20 mai, 20h30, Paris 8e.

Festival Fontfroide, 15-19 juillet, Abbaye de Fontfroide (11).

 

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