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Amélie Nothomb : « Le risque exalte le bonheur »

Amélie Nothomb en 2008[Capture d'écran Youtube ]

À l’occasion de la sortie du Fait de Prince, Direct Matin était allé à la rencontre d’Amélie Nothob. La romancière belge avait alors évoqué ses envies, ses fantasmes et ses goûts. Loin des clichés, c’est une romancière habitée par ses romans et pleine d’humilité que «Directsoir» avait rencontré.

 

Archive –  article publié le Mardi 9 septembre 2008

 

Le fait du prince est un titre qui sonne comme un pamphlet politique.

Amélie Nothomb : Je sais que beaucoup de gens, en voyant le titre, ont cru que c’était une attaque contre Nicolas Sarkozy, mais cela n’a strictement rien à voir. Le fait du prince désigne cet exercice du pouvoir absolu par lequel un chef d’Etat, mais dans mon cas Monsieur Tout-le-monde, décide de s’octroyer un droit qu’il n’a pas. Suite à un petit coup de pouce du destin, il va avoir l’occasion de prendre le pouvoir en volant l’identité d’un individu. Ce qu’il fait est donc totalement interdit ; mais il le fait quand même et, chose tout à fait miraculeuse, ça se passe très bien. Je ne recommande évidemment à personne de voler l’identité d’autrui. On m’a, à moi-même, déjà volé mon identité.

 

C’est-à-dire ?

A. N. : Je me suis fait voler mon identité sur Internet, c’est une chose extrêmement désagréable. Je ne dis pas que ce que fait mon personnage est bien, mais il le fait avec une grâce et une désinvolture souveraines, et il s’en tire merveilleusement bien.

 

Vous écrivez en moyenne trois livres par an pour n’en publier qu’un. Pourquoi avez-vous choisi de publier celui-ci ?

A. N. : Il répondait à tous les critères qui sont les miens pour publier un livre. A savoir que je l’ai écrit dans l’année et qu’il me plaisait. J’y ajouterais une deuxième raison : je trouve que c’est peut-être un livre nécessaire aujourd’hui, justement parce que nous sommes dans une période de crise sans précédent, que nous avons tous terriblement peur. Cette histoire est un roman contre la peur. Mon personnage prend un très grand risque, et finalement, il s’en tire bien, il accepte de vivre avec jusqu’au bout.

 

Vous êtes-vous inspirée d’un fait divers ?

A. N. : C’est effectivement en lisant les avis de décès dans les journaux que j’ai eu l’idée d’écrire ce livre car je notais cette formule récurrente : « L’individu est mort quand on le conduisait aux urgences ». Et je me suis demandé pourquoi tous ces gens avaient tendance à mourir quand on les conduisait aux urgences. C’est quand même singulier ! J’en ai parlé à un médecin de mes relations, qui m’a dit que c’était faux, que cette formule désignait en fait le cas où la personne décède chez des gens. Lorsque cela arrive, ces derniers placent le mort dans un taxi et disent au chauffeur : « Ecoutez, mon ami est malade, pourriez-vous le conduire aux urgences ? » Le taxi ne se méfie pas, et c’est lui qui se retrouve avec le paquet sur les bras. Quand on m’a expliqué cela, j’ai trouvé cette situation très romanesque, elle m’a inspiré cette histoire qui commence sur les chapeaux de roues, et de façon tout à fait hitchcockienne.

 

Dans le livre, on retrouve vos thèmes favoris, la question de l’identité, le rapport à la nourriture, mais également une réflexion sur l’écrivain.

A. N. : En effet, cette histoire d’usurpation d’identité, en tant qu’écrivain, j’ai l’impression de la vivre tous les jours. J’ai ce sentiment d’imposture, et quotidiennement je vis dans la terreur absurde d’être reconnue, d’être dénoncée. A force d’endosser tant d’identités, on peut avoir un désir tout à coup de se laver, de retrouver une virginité identitaire. C’est mon fantasme en tant qu’écrivain, mais aussi en tant qu’être humain. C’est ce qui arrive à mon personnage.

 

Vidéo : Amélie Nothomb dédicace Le Fait du Prince

 

 

Vous écrivez : «Je voulais vivre à grandes enjambées, m’exalter d’exister. Rien de tel que d’adopter l’identité d’un inconnu pour connaître l’ivresse du large.» Est-ce le privilège de l’écrivain ?

A. N. : C’est une définition de l’écrivain, mais en tant qu’être vivant c’est aussi un fantasme, le fantasme des vacances. Comme tout le monde, j’en rêve, mais même quand j’y suis, je suis encore moi, donc je ne suis pas tout à fait en vacances. Les vraies vacances ce serait ça : endosser l’identité d’un inconnu complet. Remarquez que les fantasmes viennent en série dans ce livre, parce que ce premier fantasme va en générer d’autres. Je vais aussi assouvir le fantasme de la piscine de champagne !

 

Votre personnage principal, Baptiste Bordave, quel genre d’homme est-il ? Héros, antihéros ?

A. N. : C’est vraiment un type banal. Il a 39 ans, n’est donc plus de première jeunesse, il a déjà un peu raté sa vie puisque celle-ci est totalement insignifiante. Son travail lui sert à payer son loyer, c’est «l’homme sans qualités». Mais il va avoir une occasion de changer de vie et se montrer magnifiquement disponible. J’aime chez ce type cette formidable facilité qu’il a vis-à-vis de l’inconnu. Il ne sait strictement rien de cet homme, Olaf Sildur, qui va lui donner une possibilité de nouveau départ mais, justement, ce qui lui plaît dans cette nouvelle identité, c’est qu’il ne sait rien de lui, sauf qu’il est suédois. J’aime son courage. La suite va prouver que c’est un homme élégant, pas d’une très grande honnêteté dans sa façon de s’installer dans la demeure d’un mort, mais élégant avec la charmante veuve.

 

Finalement ce rêve de changement d’identité, de nouveau départ, c’est le rêve de tout homme ?

A. N. : Oui, même ligotés comme nous le sommes, il y a moyen d’être libre, c’est un droit qu’il faut prendre, personne ne vous le donnera.

 

Avez-vous déjà rêvé d’être quelqu’un d’autre ?

A. N. : J’en rêve très régulièrement, mais avec ce roman je suis comme mon personnage : la personne que je rêverais d’être, c’est une personne dont je ne saurais rien. Il faudrait vraiment que ce soit l’homme ou la femme de la rue, de préférence quelqu’un de non identifiable.

 

On connaît votre attachement au Japon. La Suède est le cadre de votre nouveau roman. Existe-t-il un lien entre les deux pays ?

A. N. : Le Japon est le pays que je connais le mieux, la Suède est celui que je connais le moins bien. Il y a peut-être d’autres rapports mais je les ignore, puisque précisément je ne connais pas la Suède, mis à part le groupe ABBA, les films d’Ingmar Bergman et les publicités pour les Krisprolls, donc pas grand-chose. Comme j’avais besoin d’un inconnu complet, je me suis dit que c’était parfait. En plus, il y avait quand même une petite circonstance de plus, c’est le fameux syndrome de Stockholm. C’est quand même à Stockholm que Baptiste Bordave va vivre, j’ai trouvé que cela ajoutait une signification très importante.

 

Vidéo : Amélie Nothomb

 

 

Dans ce roman, vous faites un éloge de l’oisiveté : Baptiste Bordave a finalement résolu la question de l’emploi du temps. Quel est votre emploi du temps idéal ?

A. N. : Ce livre a donné lieu à une cascade de fantasmes. Je rêverais de passer une journée telle que celles qu’il passe dans la villa, en particulier la dernière, lorsqu’ils boivent les meilleurs champagnes, du matin jusqu’au soir. Je ne dis pas qu’il faut faire ça tous les jours, mais une fois de temps en temps, j’adorerais vivre comme ça... Et c’est vrai que cela me permet aussi d’aborder la question de l’emploi du temps, qui est cruciale. Aujourd’hui, on juge les gens à leur emploi du temps. Me concernant, j’ai une réponse à fournir a cette question, mais je me mets à la place de tous ceux qui n’ont pas de réponse précise à donner et qui sont immédiatement jugés de façon très négative. On a aussi le droit de ne rien faire dans la vie ; bien sûr, c’est plus embêtant quand il s’agit de la gagner. Mais ne jugez pas les gens sur leur emploi du temps. Il y a des personnes qui ont raison de ne rien faire, surtout quand on voit ce que certaines font !

 

Baptiste Bordave a une vision du bonheur assez étonnante : «Cette épée de Damoclès a maintenu notre bonheur dans cet état convulsif dont la triste tranquillité prive les gens sans histoire.»

A. N. : Ce n’est pas une chose que j’aurais dite de mon propre chef, mais je le constate. En tout cas, dans ma façon de vivre, j’ai l’impression que je fais toujours tout pour subir le poids d’une épée de Damoclès. Et je constate que quand le danger existe, c’est- à-dire dans mon cas presque tout le temps, je suis beaucoup plus heureuse. Le risque exalte le bonheur parce qu’il donne une idée de la précarité de ce que nous vivons. Bizarrement, cela rend beaucoup plus heureux.

 

Quelle est votre épée de Damoclès ?

A. N. : Il y en a 36 000, que ce soient de toutes petites épées de Damoclès comme de grands enjeux plus privés, dont je préfère ne pas parler.

 

Le bonheur passe aussi par le champagne. On découvre cette fabuleuse piscine. Comment vous est venue cette idée ?

A. N. : Je suis descendue à la cave avec les personnages de mon livre et je l’ai vue. Je l’ai vue apparaître avec toutes ces couleurs, ces glaçons circulant parmi les bouteilles. C’était un émerveillement. Qui sait, peut- être que je donnerai des idées...

 

C’est votre boisson favorite...

A. N. : Le champagne de très grande qualité et bu dans les meilleures conditions qui sont celles que je décris, c’est la boisson festive par excellence, et puis il y a la fameuse phrase en quatrième de couverture : « Il y a un instant entre la quinzième et la seizième gorgée de champagne où tout homme est un aristocrate ». Il y a cette impression de noblesse qu’on peut obtenir en buvant du champagne, je trouve cela formidable. Dans un idéal démocratique, tout le monde devrait avoir le droit de boire du très très bon champagne.

 

Vous dites qu’en écrivant, vous ne pensez pas au lecteur. Mais il semble que dans ce livre vous ayez fait souvent référence au cinéma : Ingmar Bergman, Woody Allen, Alfred Hitchcock...

A. N. : Je suis une spectatrice de cinéma acharnée, je n’ose pas dire cinéphile parce que cela fait très Cahiers du cinéma, et ce n’est pas du tout ma mouvance. Mais il est normal que l’on écrive un livre avec tout ce que l’on est, et ce que je suis est aussi constitué des très nombreux films que j’ai adorés, des heures que j’ai passées dans des salles obscures. Cela fait autant partie de mon vécu que divers moments intimes de ma vie.

 

Vidéo : Interview d’Amélie Nothomb à la FNAC

 

 

Quels sont les films qui vous ont marquée ?

A. N. : Il y en a beaucoup... Tout Hitchcock certainement, surtout ses meilleurs films. Je pense que ce livre est vraiment placé sous son signe, même s’il n’est jamais cité. Il y a un rythme et un ton hitchcockien pendant tout le roman. Si vous parlez de films récents, j’ai vu un film qui s’appelle Versailles [film de 2008 réalisé par Pierre Schöller avec Guillaume Depardieu, ndlr] qui m’a bouleversée, c’est vraiment un très bon film.

 

On retrouve aussi des références aux livres d’espionnage et à la BD. Appréciez-vous particulièrement ces deux genres ?

A. N. : Je suis surtout une très grande lectrice de BD. Je ne suis pas belge pour rien ! J’ai appris à lire avec les albums de Tintin. Dans un passage du roman, je cite Edgar P. Jacobs, l’auteur de Blake et Mortimer, qui est un auteur que j’adore. J’apprécie beau- coup les BD et les romans d’espionnage, et un écrivain comme Ken Follett. Et même les James Bond, qui font partie de nos archétypes. Il y a d’ailleurs un côté «james- bondien» dans mon personnage de Baptiste Bordave, avec toutes les tartes à la crème de l’homme qui se fait servir une coupe de champagne par une très belle jeune femme blonde.

 

L’écriture est toute votre vie. Est-ce aussi un moyen d’échapper finale- ment à une routine des rencontres ? Je vous cite : «Passé l’âge de 25 ans, toute rencontre humaine est une répétition.» Est-ce vous qui parlez ?

A. N. : Oui, c’est moi qui parle, et pourtant ce livre en est un sacré démenti : regardez ce qui arrive à ce bonhomme, à 39 ans. Quand j’ai eu 25 ans, j’ai remarqué ça, je n’avais plus cette impression de nouveauté quand je rencontrais des gens. Cependant, je tiens à rassurer. Du haut de mon grand âge, 41 ans, il m’arrive encore de rencontrer des personnes pour lesquelles je pense : « Je n’avais encore jamais rencontré quelqu’un comme ça ».

 

Quelle est la personne, après 25 ans, qui vous a le plus marquée ?

A. N. : La personne avec qui je vis, mais je n’en dirai pas davantage.

 

Pour finir, le livre se termine par l’évocation de la page blanche : avez-vous déjà ressenti, vécu cette angoisse ?

A. N. : J’ai vécu toutes les angoisses de la terre, sauf l’angoisse de la page blanche, mais j’aimerais la connaître. Donc ce livre peut être considéré comme une invitation à cette fameuse page blanche, qu’elle vienne enfin me rendre visite, que j’aie enfin cette impression d’angoisse devant le vide.

 

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