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Samuel Hayat, spécialiste de l'histoire des mouvements sociaux : «On a plus de chance de faire parler en balançant sa robe d'avocat»

Le 13 janvier à Marseille, des avocats ont suspendu leur robe aux grilles du palais de justice pour protester contre la réforme des retraites voulue par le gouvernement. Le 13 janvier à Marseille, des avocats ont suspendu leur robe aux grilles du palais de justice pour protester contre la réforme des retraites voulue par le gouvernement.[GERARD JULIEN / AFP]

Dans tous les conflits sociaux de ce début d'année, grève contre la réforme des retraites ou mobilisation pour sauver l'hôpital public, les manifestants font naître des formes de protestations beaucoup plus spectaculaires que le traditionnel défilé syndical.

Le 8 janvier, Nicole Belloubet, la ministre de la Justice, était à Caen pour présenter la réforme de la justice. Devant elle, plusieurs avocats décident de jeter leur robe à terre pour protester contre la réforme des retraites. Un geste depuis repris par nombre de leur confrère et par d'autres professions. Les médecins déposent leur blouse et les professeurs leurs livres, les premiers pour défendre l'hôpital public, les seconds pour s'opposer à la même réforme que les avocats.

Jeter son outil de travail, une manière nouvelle de protester qui rejoint d'autres actions spectaculaires. Ces dernières semaines par exemple, l'Opéra de Paris a fait danser ses ballerines et chanter son choeur. 

La liste de ce genre de «performances» est encore longue : chorégraphie des militantes d'Attac, interruption des voeux de Sybile Veil, la patronne de Radio France, par le choeur de la Maison de la radio ou encore mise en bière symbolique de l'hôpital public par le personnel soignant ; ces séquences font le bonheur des réseaux sociaux.

Samuel Hayat, chercheur au CRNS, spécialiste de l'histoire des mouvements sociaux et «en lutte contre la réforme des retraites et la loi de programmation pluriannuel de la recherche» tente d'apporter une explication à la multiplication de ce genre d'actions.

Ce mode de protes​tation est-il une première dans l'histoire des mouvements sociaux ?

«C'est loin d'être une première. L'apparition des défilés «traditionnels» est datée du début du XXe siècle. Ils sont liés à la naissance d'organisations politiques et syndicales puissantes qui peuvent les organiser, encadrés par un service d'ordre et négociés avec la préfecture. Ca n'a jamais été la seule manière ou la manière traditionnelle de protester. Pendant l'Ancien Régime, les protestations populaires prennaient la forme de charivaris (sorte de carnaval) pour faire du bruit sous les fenêtres des autorités.

Pourquoi les voit-on apparaître dans l'actualité ?

Il y a trois raisons : d'abord, les syndicats et les partis politiques ont perdu en puissance d'encadrement. Dans les récentes manifestations, le cortège de tête, qui se situe en dehors du cadre syndical et négocié avec la préfecture, est le plus fourni. Ensuite, le succès des Gilets jaunes a modifié les manières de se mobiliser. Ils ont remis sur le devant de la scène les bienfaits de l'action directe. Enfin, il y a la nécessité d'attirer l'intérêt des grands médias. On a plus de chance de faire parler d'une lutte en balançant sa robe d'avocat qu'en faisant une manifestation. Ces dernières années, les avocats ont mené des luttes qui n'ont eu que très peu d'écho médiatique, beaucoup moins que celle d'aujourd'hui.

Ces formes de mobilisation sont donc une adaptation aux nouvelles contraintes du système médiatique, à savoir faire des actions spectaculaire pour être repris à la fois sur les réseaux sociaux et les grandes chaînes de télévision.

En gagnant de l'indépendance vis-à-vis des syndicats, les manifestants en ont donc perdu face aux médias...

Ce n'est pas une perte d'autonomie, c'est une transformation. Dans les syndicats et les partis politiques, il y a une autonomie collective, et la puissance d'agir suppose un encadrement assez fort. Avec l'arrivée d'actions plus «médiatiques», l'autonomie est devenue individuelle. Ce sont des actions qui ne requièrent pas d'être adhérant à quoi que ce soit. Vous pouvez les rejoindre la veille. 

«Une fois qu'une forme de mobilisation émerge et qu'elle a du succès, elle a tendance à rester»

Servent-elles mieux la cause de ceux qui la défendent que les défilés plus traditionnels ?

Se mobiliser a plusieurs buts : obtenir des victoires vis-à-vis du pouvoir politique, faire connaître une mobilisation par le grand public et créer un sentiment d'unité et de force chez les personnes mobilisées. Donc les actions médiatiques et les défilés ne sont pas concurrents mais jouent des rôles différents qui servent les mêmes buts. 

Malgré la multiplication de ces actions médiatiques spectaculaires, les avocats et le personnel hospitalier n'ont pas eu les avancées espérées...

C'est très dur de savoir ce qu'est une avancée concrète. La fabrique des politiques publiques est une chose compliquée. Une chose est sûre c'est que ces différentes mobilisations empêchent le gouvernement de faire ce qu'il souhaitait faire au départ. Ce n'est pas parce que le gouvernement n'annonce pas «je cède aux avocats, je cède aux médecins» que les mobilisations n'auront pas d'impacts et d'effets concrets sur la loi définitive.

Faut-il s'attendre à la multiplication de ces formes de manifestations dans les prochains conflits sociaux ?

Une fois qu'une forme de mobilisation émerge et qu'elle a du succès, elle a tendance à rester. A chaque mouvement d'ampleur, les modalités de lutte s'enrichissent et se modifient.»

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