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Patrick Modiano, à la recherche de la jeunesse perdue

« Je voudrais revenir en arrière et revivre ces années mieux que je ne les ai vécues. Mais comment ? » (Un Pedigree). L’œuvre de Patrick Modiano est tout entière tournée vers l’enfance perdue.[Capture d'écran Youtube]

Figure unique de la littérature française, Patrick Modiano a livré près d’une trentaine d’ouvrages depuis 1968 dont La Place de l’Étoile, Villa Triste, Rue des boutiques obscures (Prix Goncourt) et Dora Bruder. Au cinéma, il a écrit pour Louis Malle le film Lacombe Lucien qui retrace le parcours d’un jeune collaborateur au cours de la Seconde Guerre mondiale.

 

Archives – Article publié le vendredi 5 octobre 2007

 

Patrick Modiano a passé sa vie à écrire, pour lui, pour les autres, pour ses lecteurs. Les mains de cet homme grand, très grand, ont le geste maladroit, comme si elles cherchaient à se faire oublier. Ses phrases sont hachées, coupées. Inachevées. Son regard timide et attentif. Dans Un Pedigree, publié en 2005, il finissait le récit autobiographique et fragmenté de sa jeunesse en annonçant : «J’avais pris le large avant que le ponton vermoulu ne s’écroule. Il était temps.»

Deux ans plus tard, Dans le café de la jeunesse perdue lui permet de revenir dans les rues de sa jeunesse. Dans les salles obscures d’un Paris perdu, à travers les derniers moments de Louki, jeune fille perdue qui s’abandonne comme lui-même a été abandonné, Patrick Modiano revisite les lieux de son histoire. Ce qu’il n’a jamais cessé de le hanter depuis son premier roman La Place de l’étoile (1968).

 

Fils de la clandestinité

L’écrivain, comme son personnage, est le fruit d’une union éphémère, de celles que seules les démesures de la guerre rendent possibles. Quand il rencontre une jeune actrice flamande, Louisa Colpijn, dans le Paris occupé de 1943, son père, un Juif d’origine italienne, a déjà échappé à deux rafles. Louisa, ancienne protégée de l’occupant, et «l’homme d’affaires» en fuite perpétuelle survivent dans l’ombre du marché noir et des appartements clandestins.

Patrick Modiano naît le 30 juillet 1945, peu de temps après leur retour dans la capitale. Son frère, Rudy, voit le jour deux ans plus tard. La famille vit sur trois étages de l’immeuble du 15, quai de Conti, non loin du quartier de Saint-Germain-des-Prés, un endroit alors populaire et presque louche.

En 1949, les parents envoient les deux garçons à Biarritz, où ils sont confiés à une gardienne de maison. Patrick Modiano ne sait même pas à qui appartient le nom de son parrain qui figure sur son acte de baptême, daté de 1950. Quand ils reviennent de cet exil précoce, les deux frères sont presque immédiatement envoyés en pensionnat, à Jouy-en-Josas. La commune des Yvelines, limitrophe de Versailles, n’est pas encore considérée comme une banlieue.

Délaissés, les deux garçons construisent une relation intense, qui sera brutalement interrompue par le décès de Rudy, à l’âge de dix ans, en 1957. L’événement marque Patrick Modiano en profondeur. Dans Un Pedigree, il confie «A part mon frère Rudy, sa mort, je crois que rien de tout ce que je rapporterai ici ne me concerne en profondeur».

 

Vidéo : Portrait de Patrick Modiano

 

 

Leurs parents sont déjà séparés depuis quelques années, même s’ils occupent toujours l’immeuble du quai de Conti. Le week-end, Patrick est emmené par son père de cafés en bureaux, où il rencontre les amis et partenaires d’affaires de son père. Des affaires dont on ne parle pas. Parfois, il suit sa mère dans les coulisses des théâtres, où elle joue un temps. Il y rencontre Suzanne Flon. C’est elle qui, un soir, rassurera le jeune garçon, effrayé de voir sa mère sur scène.

Pendant ses années de collège, toujours en pensionnat, Patrick Modiano se passionne pour la lecture, de Montherlant à Colette, d’Hemingway à Kafka. Dans le café de la jeunesse perdue est irrigué d’autres noms aujourd’hui méconnus, comme Horizon Perdu de James Hilton, roman sur une lamaserie utopique (monastère bouddhiste tibétain), où le temps n’a pas de prise et où quelques élus préservent et développent les monuments de la culture humaine menacés par les guerres. Une histoire de solitude et d’apaisement dans un monde d’après «la der des der».

Trop occupé par une vie de plus en plus chaotique, confronté aux exigences d’une compagne qui veut éloigner coûte que coûte cet enfant qui la dérange, son père l’envoie faire son collège à Annecy, dans une institution privée où les lectures sont surveillées et les repas rationnés. Là encore, c’est la lecture et l’aide de son professeur de lettres qui lui offrent un peu de répit.

 

Rencontre avec Queneau

Quand il intègre le lycée Henri IV à Paris, ses parents, qui n’habitent pourtant qu’à quelques pâtés de maison, le placent à l’internat. C’est au cours du déjeuner d’un samedi, où sa mère accepte de l’accueillir, sans lui porter d’attention, que Patrick Modiano rencontre Raymond Queneau, célèbre auteur de Zazie dans le métro. «Ma mère connaissait la femme de Queneau et un samedi, à déjeuner, il se trouvait là. J’avais quatorze ans et demi. Il a dû voir que j’étais un peu livré à moi-même. Par gentillesse sans doute, il m’a dit : “Tu peux venir déjeuner chez moi le samedi”. Donc, de fin 1959 à juin 1960, quand j’étais interne au lycée Henri IV, je suis allé déjeuner chez lui», se souvient-il (Libération, 4 octobre 2007).

Raymond Queneau devient son professeur particulier de mathématiques et son premier guide, dans les rues d’un Paris qui occupe une place centrale dans ses romans : «Il savait que je m’intéressais à Paris et il m’indiquait des tas d’endroits de promenade, souvent des endroits absurdes et pas du tout pittoresques. » Il lui présente aussi Boris Vian. La relation dure, mais Patrick Modiano n’ose pas lui avouer qu’il écrit. La timidité encore. Il dépose le manuscrit de Place de l’Etoile, son premier roman, devant la porte de Queneau, sans le voir, sans lui dire.

 

Vidéo : Modiano évoque les lieux de son enfance dans l’émission « Cinéma, Cinémas »

 

 

Premier Roman, premiers prix

Le livre, publié en 1968, fait sensation et reçoit les prix Roger Nimier et Fénéon. Un auteur est né! Dans cet ouvrage, écrit à la première personne, Raphaël Schlemilovitch, un Juif français né, comme l’auteur, juste après la guerre, raconte en mélangeant fantasmes et réalité l’histoire de sa vie, travaillée par l’obsession de la guerre et de la persécution.

Ce premier livre, comme la trentaine qui suivent, emprunte beaucoup à la vie de son auteur, qui fait de ses personnages des alter ego fragmentés. Le personnage de Raphaël s’inscrit en khâgne à Bordeaux, là où Albert, le père de Patrick, a voulu envoyer son fils pour l’éloigner du quai de Conti. C’est dans cette même ville de Bordeaux que grandit le héros des Boulevards de ceinture (Gallimard, 1972, Grand prix du roman de l’Académie française), sans connaître son père, qu’il retrouve finalement à Paris à 17 ans. Dans ce livre, Modiano raconte sa vie en négatif, un père qu’il n’a jamais connu et qu’il a perdu quand il a refusé de s’installer en Gironde.

Dans Un pedigree, il écrit après avoir raconté cet épisode : «Et les jours, les mois passent. Et les saisons. Quelquefois je voudrais revenir en arrière et revivre toutes ces années mieux que je ne les ai vécues. Mais comment ?»

Paru en 1975 – l’auteur a 30 ans –, Villa Triste raconte la recherche d’un temps perdu dans une petite ville française, au bord d’un lac, près de la Suisse. Le narrateur revient sur les lieux d’un amour passé, où l’angoisse le saisit devant des lieux qui ont disparu avec le temps. Dans cet ouvrage, la quête de la stabilité et des repères se heurte aux mensonges d’un été perdu.

 

Collaboration avec le cinéma

L’œuvre de Patrick Modiano semble vouloir sans cesse de répondre à cette interrogation. Une œuvre  qui ne se limite pas à la littérature. En 1974, il écrit les dialogues de Lacombe Lucien, le chef-d’œuvre de Louis Malle. Ce film met en scène un jeune paysan sans histoire du sud-ouest de la France qui, en 1944, souhaite entrer dans la Résistance. Mais après avoir essuyé le refus du chef du maquis, il se range finalement du côté des Allemands et devient un collaborateur zélé. Au même moment, il tombe amoureux d’une juive vivant cachée avec son père et sa grand-mère... A travers le parcours de cet homme sans conscience politique et morale, le cinéaste illustre la fameuse « banalité du mal » de Hannah Arendt. Critiqué lors de la sortie du film pour sa complaisance avec les collaborateurs et son absence de juge- ment moral, Louis Malle expliquait que « l’idée que l’on puisse partager le monde entre le bien et le mal est une idée qui m’indigne. Une idée qui m’indigne et que je trouve dangereuse, fasciste, inutile et stupide». Les notions de bien et de mal sont ainsi prises à contre-pied et Louis Malle et Patrick Modiano posent la question de savoir ce que nous aurions fait à l’époque.

 

Vidéo : Bande annonce de Lacombe Lucien, réalisé par Louis Malle

 

 

Quatre ans plus tard, il obtient le prix Goncourt pour Rue des boutiques obscures. Ce roman raconte l’histoire d’un détective privé parti sur les traces d’un inconnu disparu depuis des années. L’ouvrage est traversé par les apparitions des témoins de la jeunesse du disparu. Au fur et à mesure qu’avance son travail, le détective s’identifie de plus en plus avec l’inconnu.

Avec Sempé, il écrit Catherine Certitude (1988). Il écrit pour Jean-Paul Rappeneau le scénario de son film Bon Voyage (2003) et écrit régulièrement des chansons pour Françoise Hardy. Avec tous ces profils prestigieux qu’il croise, il cherche et dessine des vies qui reviennent toujours sur les thèmes de cette jeunesse, qui le hante et qui souvent se brise. Il écrira ainsi en collaboration avec Catherine Deneuve une biographie de Françoise Dorléac, sœur de l’actrice et inoubliable demoiselle de Rochefort, brutalement disparue à l’âge de 25 ans dans un accident de voiture (Elle s’appelait Françoise, Canal +, 1996).

En 2005, paraît Un Pedigree, un récit autobiographique où il raconte sa jeunesse, ses rencontres avec l’entourage de ses parents qui le délaissent et une vie qui prend peu à peu tournure, de cafés du Quartier latin en wagons de seconde classe bondés. L’auteur revient avec pudeur et lucidité sur ces événements, qui n’ont cessé d’alimenter son œuvre.

 

L’aimé du public

A travers cette œuvre singulière, avec cette écriture qui raconte tout en pudeur et sait se taire, Patrick Modiano a conquis un public toujours plus nombreux. Il est presque impossible de sortir de ces lieux et de ces histoires, si personnelles qu’elles en deviennent universelles. Peut-être parce que, malgré une culture littéraire surprenante chez un homme qui n’a jamais fait d’études après son bac, la pudeur laisse toute sa place au lecteur.

Un peu comme Louki, l’héroïne du Café de la jeunesse perdue, dont il raconte dès les premières lignes du roman : «Des deux entrées du café, elle empruntait toujours la plus étroite, celle qu’on appelait la porte de l’ombre. Elle choisissait la même table au fond de la petite salle». C’est sur ces petites tables qu’il invite le lecteur à saisir le temps qui passe et s’arrête sur les drames qui nous construisent sans emphase. Inlassablement, il répond à son «Mais comment ?»

En se souvenant de la phrase de Léon Bloy qu’il recopiait à Annecy : «L’homme a des endroits de son pauvre cœur qui n’existent pas encore et où la douleur entre afin qu’ils soient». En écrivant un roman de ces «douleurs pour rien, de celles dont on ne peut même pas faire un poème».

 

Vidéo : Patrick Modiano répond aux questions de François Busnel sur le plateau de La Grande Librairie

 

 

Souvenirs, souvenirs

Dans L’Horizon, paru en 2010, Modiano dévoile ses envies d’ailleurs. Au détour d’un souvenir, le narrateur, Jean Bosmans (que l’on devine écrivain), se rappelle sa jeunesse dans les années 1960 et sa relation avec Margaret Le Coz, Bretonne née à Berlin. Patrick Modiano aime à raconter les histoires par le biais des lieux qu’elles traversent. Et l’auteur de Rue des boutiques obscures de nous emmener dans un labyrinthe de rues et de souvenirs entremêlés dans un canevas desserré, fait d’oublis et d’images furtives.

Bosmans se souvient donc de sa rencontre avec Margaret, tous deux compressés dans un couloir du métro à l’heure de pointe, de son travail dans une librairie ésotérique près du parc Montsouris et de toutes ces rues de Paris où l’on ne va jamais, mais qu’il a parcourues au bras de cet amour de jeunesse, disparu trop vite.

A ces fantômes du passé s’en mêlent d’autres, plus inquiétants : une mère rançonneuse aux cheveux rouges, un homme à la peau grêlée aux intentions obscures. De Paris à Berlin, en passant par Lausanne, Margaret va fuir quand Bosmans va tenter de rattraper le passé. Modiano, lui, rend les couloirs du temps perméables à l’imaginaire, réveillant les fantômes du passé, faisant de la rêverie une matière romanesque qui emporte le lecteur sur le fil de l’angoisse et de sa narration vertigineuse.

 

Patrick Modiano par Philippe Labro

Dans son livre Je connais des gens de toutes sortes (2002), l’écrivain et réalisateur Philippe Labro a écrit un portrait de Patrick Modiano.

«Son regard perdu recherche toujours avec autant d’angoisse le pourquoi des relations humaines, la source des déchirements familiaux, la confrontation avec le cynisme ou la cruauté, les choix qui font et défont une vie d’adulte. Encore faudrait-il qu’il accepte le mot d’adulte, on le rencontre peu dans son écriture ou son vocabulaire ; pour lui, la frontière entre l’enfance et ce qui ne l’est plus reste indéfinissable et pourtant, magistralement, sans jamais rien démontrer, il parvient à la définir. Il trompera toujours autant son monde. Car ce géant aux apparences fragiles possède sans doute d’insondables ressources de volonté et d’opiniâtreté et ses faux airs de paresseux contrarié ou de dilettante éthéré dissimulent la permanente quête du mot qui convient, du rythme qui sied, de l’image qui frappe, de la petite tache de couleur dans le gris des choses ; il creuse sans cesse son sillon. Regardez-le traîner dans je ne sais quelle impasse du 18e arrondissement ou quelle allée des Buttes-Chaumont. Il ne traîne pas. Il ne flâne pas. Il ne rêve pas. Il travaille ! Modiano, comme tout romancier, travaille tout le temps ».

 

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