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Gilets jaunes : cinq ans après, comment le mouvement a changé la stratégie du maintien de l'ordre en France

Création d'unités, nouvelles stratégies ou encore justice expéditive, la France a revu sa copie en matière de sécurité. [JEAN-CHRISTOPHE VERHAEGEN / AFP]

Cinq ans après son lancement, le mouvement des Gilets jaunes a contribué à changer radicalement la doctrine du maintien de l’ordre en France. Création d'unités, nouvelles stratégies ou encore justice expéditive, la France a revu sa copie en matière de sécurité, quitte à faire usage d’un niveau de violence plus observé depuis les années 1980.

Tolérance zéro. La fin de l’année 2018 fut marquée par une profonde crise sociale, dont certains marqueurs, comme la hausse du prix des carburants, ont conduit à la création des Gilets jaunes, un mouvement auto-organisé, né grâce aux réseaux sociaux, regroupant des catégories socio-professionnelles disparates autour de mobilisations transgressives ayant pour but de faire reculer le pouvoir sur des thématiques économiques et sociales.

À cet égard, des dizaines de milliers de Français s'étaient réunis, chaque samedi, vêtus de gilets jaunes, sur les ronds points, ainsi que sur les grandes artères des grandes villes, pour manifester contre la politique du gouvernement. Ce mouvement a donné lieu à une importante montée de la violence, du côté des manifestants comme de la police, qui fut fortement réprimée par l’exécutif, conduisant les pouvoirs publics à changer la doctrine française du maintien de l'ordre. 

Des effectifs renforcés

La première caractéristique spécifique observée dans ce changement de doctrine réside dans le nombre d’effectifs mobilisés. À l’apogée du mouvement, le ministère de l’Intérieur était allé jusqu’à faire appel à 89.000 policiers et gendarmes sur l’ensemble du territoire, dont 8.000 à Paris pour l’acte 4, qui s’était déroulé le 8 décembre 2018. Le ministère avait également ordonné l’usage de 70 véhicules blindés en France dont 12 à Paris. Au total, plusieurs dizaines de milliers de policiers et gendarmes ont été mobilisés sur toute la durée du mouvement. 

Ce changement découle naturellement de l’ampleur de la grogne sociale, qui a rassemblé plusieurs millions de manifestants, au gré des samedis, dont 287.710 personnes lors du premier rassemblement du 17 novembre 2018, selon le ministère de l’Intérieur, et ce jusqu’à ce que la pandémie de Covid-19 et la politique sanitaire ne viennent constituer un frein naturel à la contestation. 

Une nouvelle stratégie plus offensive 

La deuxième caractéristique de ce changement de doctrine est intervenue au niveau de la stratégie utilisée par les forces de l’ordre. Sous l’impulsion du ministère de l'Intérieur face à la résurgence des actes violents dans les manifestations, le préfet de police de Paris, Didier Lallement, a organisé la répression en mettant fin à la politique française de «mise à distance» au profit d'une stratégie plus offensive avec de nombreuses charges, ainsi que la fameuse technique décriée de la «nasse».

Cette évolution s'inscrivait alors dans une «sorte d'intolérance au désordre», relève Fabien Jobard, directeur de recherches au CNRS et spécialiste des questions de maintien de l'ordre. «Aujourd'hui, un événement protestataire se déroule sur deux scènes : le pavé des rues, mais aussi les écrans des chaînes d'infos en continu. Le politique se sent obligé de réagir à la moindre image de désordre», détaille le chercheur. 

Et pour cause, samedi 1er décembre 2018, lors du troisième acte de contestation des Gilets jaunes à Paris, dans le quartier des Champs-Elysées, la manifestation avait dégénéré comme rarement en France. Des dizaines de véhicules ainsi que plusieurs immeubles furent incendiés et l'Arc de Triomphe saccagé. Les autorités et les forces de l'ordre semblaient dépassées. 

«Des collègues se sont demandé s'ils allaient en sortir vivants», se souvient Grégory Joron, à la tête du syndicat Unité SGP Police-FO et ancien CRS. La stratégie des forces de l'ordre, jugée trop statique, était au centre des critiques. Très vite, décision fut prise de faire évoluer la doctrine française, qui reposait alors sur «la mise à distance», afin d’aller plus au contact des manifestants avec de nombreuses charges offensives. 

La technique de la «nasse»

L’un des symboles de cette nouvelle stratégie était la technique de la «nasse». Régulièrement employée dans les manifestations de Gilets jaunes, cette technique de maintien de l’ordre consiste à encercler les manifestants en formant une «nasse» afin de contrôler le périmètre dans lequel ils se trouvent. Toutefois, cette technique a été vivement critiquée pour sa dangerosité, notamment en raison de l’usage des gaz lacrymogènes et des nombreuses charges offensives, desquelles il est impossible de s’extraire. La «nasse» est également décriée parce qu’elle maintient enfermés de simples manifestants non violents sans qu’ils puissent évacuer la zone. 

L’encerclement des manifestants avait ainsi été prévu dans le schéma national de maintien de l’ordre du 16 septembre 2020. La mesure avait ensuite été retoquée par le Conseil d’État en juin 2021 et jugée illégale. La plus haute juridiction française avait jugé que la technique de la «nasse» pouvait «s’avérer nécessaire» mais «était susceptible d’affecter significativement la liberté de manifester et de porter atteinte à la liberté d’aller et venir». À l’époque, le texte «ne précisait toutefois pas les cas où il serait recommandé de l’utiliser», d’où la décision prise d’annuler cette disposition.

Le ministère de l’Intérieur avait alors modifié le texte, afin de le rendre conforme et un nouveau schéma national du maintien de l’ordre (SNMO), mis à jour, avait été publié en décembre 2021. Comme le SNMO l’explique, l’encerclement des manifestants doit «dès que les circonstances de l’ordre public le permettent, systématiquement ménager un point de sortie contrôlé pour ces personnes».

Création de la Brav-M

Autre symbole de cette nouvelle stratégie : la création des détachements d'action rapide (DAR), une unité de policiers motorisés. Déployée dès le 8 décembre 2018, les DAR sont rapidement devenus les Brav-M. La place de ces unités sera sanctuarisée plus tard dans le schéma national du maintien de l'ordre (SNMO), publié en septembre 2020.

Tout de noir vêtus, remontant les rues sur leurs motos, les Brav-M interviennent lorsque les rassemblements dégénèrent et interpellent au cœur des cortèges. L'unité, qui rappellaient les controversés «voltigeurs» supprimés après la mort de Malik Oussekine en 1986, fut accusée d'un usage excessif de la violence. C'est un «outil performant, nécessaire, mais à qui il faut tenir la laisse courte», estime un haut gradé de la préfecture de police de Paris. Leur principal problème est la formation, ajoute Fabien Jobard. Ces unités «ont été formées aux violences urbaines, pas au maintien de l'ordre», à la différence des CRS ou des gendarmes mobiles, dont c'est la spécialité. 

le débat épineux des «Violences policières»

Si cette nouvelle doctrine du maintien de l’ordre est jugée efficace par les acteurs de la sécurité en France, elle a néanmoins été l’un des éléments déclencheurs d’une forte montée de la violence, de la part des manifestants, mais aussi des forces de l’ordre. Dans les années 1990 et 2000, les gouvernements successifs ont fermé des escadrons de gendarmes mobiles, réduit les effectifs des CRS, et privilégié des petites unités pour lutter contre les violences urbaines, notamment en région parisienne. Quand les grosses manifestations sont revenues dans le pays, à partir 2016, mais surtout avec l’épisode des Gilets jaunes, les moyens des forces de l’ordre n'étaient plus forcément adaptés. 

C’est ainsi que des violences dites «policières» ont émergé avec une intensité inédite à mesure que le mouvement progressait dans le temps et dans la violence. Au total, 2.500 manifestants et 1.800 membres des forces de l'ordre ont été blessés en un an, selon le ministère de l'Intérieur. Le bilan a même été dramatique puisque onze personnes ont perdu la vie sur la période, dont cinq gilets jaunes, et deux dont la mort est à priori sans lien avec les manifestations. Par ailleurs, vingt-trois personnes ont été éborgnées de l’hiver 2018 à l’hiver 2019, selon un recensement effectué par l’AFP. 

À cette époque, le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, le Premier ministre, Edouard Philippe et Emmanuel Macron ont tous reconnu l'existence de gestes de membres des forces de l'ordre qui «ne correspondent pas à leur devoir d'exemplarité». Sans reprendre à son compte l'expression «violences policières», le président de la République a ainsi dénoncé, mardi 14 janvier 2019, «des comportements qui ne sont pas acceptables» de la part des forces de l'ordre. Il a ensuite chargé le ministre de l'Intérieur de formuler des «propositions très concrètes» pour «améliorer la déontologie» des policiers.

De leur côté, les Nations unies, le Défenseur des droits, le Conseil de l’Europe et de nombreuses ONG comme Amnesty International se sont tous inquiétés de l’usage excessif de la force en France et des restrictions que cela entraîne sur le droit pour les personnes de manifester pacifiquement. Ces organismes ont notamment dénoncé fermement l’emploi massif de gaz lacrymogènes, le recours aux techniques de «nasses», et l’utilisation des grenades explosives GLI-F4, de grenades de désencerclement et de lanceurs de balles LBD40.

Une justice à deux vitesses 

Sur le plan judiciaire, la ministre de la justice de l'époque, Nicole Belloubet, a fait savoir, le 23 mars 2019, que 2.000 personnes avaient été condamnées depuis le 17 novembre, date du premier rassemblement, et qu’environ 40 % d’entre elles ont reçu des peines d’emprisonnement ferme. Une politique de comparution immédiate synonyme de justice expéditive qui tranche avec celle observée pour les forces de l’ordre. 

Selon une enquête AFP publiée au début du mois de novembre, 23 personnes ont donc été éborgnées de l’hiver 2018 à l’hiver 2019. Cinq ans plus tard, selon les informations rassemblées auprès des 21 hommes et deux femmes éborgnés recensés par l'AFP, de leurs avocats ou de la justice, aucun policier ou gendarme n'a été condamné pour leurs blessures.

Dans ces dossiers où l'identification de l'auteur de la blessure puis l'analyse de la légalité de l'intervention sont primordiaux, six classements et deux non-lieux ont déjà été prononcés. Onze autres enquêtes, dont dix sous l'égide de juges, sont en cours, sans mise en cause. Dans plusieurs cas, les responsables des blessures issus des forces de l'ordre semblent identifiés mais les expertises balistiques tardent ou sont contestées.

Trois autres instructions, à Paris et Rennes, sont toutefois plus avancées, avec des mises en examen. L'éborgnement de Jérôme Rodrigues, figure du mouvement, devrait être jugé par la cour criminelle départementale de Paris. Deux fonctionnaires sont mis en examen. Par ailleurs, un seul éborgné sur 23 a bénéficié d'un procès : Jean-Philippe, lycéen de 16 ans à l'époque, victime selon lui d'un tir «perdu» de LBD le 6 décembre 2018 à Béziers. Le 20 octobre, le policier mis en cause a été relaxé au bénéfice du doute. «Je suis surpris et choqué», a réagi le jeune homme, 21 ans aujourd'hui. Le ministère public a fait appel.

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