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Kan Takahama à propos de «L'amant» : «j'ai pu marcher dans les pas de Marguerite Duras»

Kan Takahama publie une adaptation en BD de «L'Amant» de Marguerite Duras Kan Takahama publie une adaptation en BD de «L'Amant» de Marguerite Duras[© Kan Takahama / éd. Rue de Sèvres]

Du roman au roman graphique, il n'y a qu'un pas. C'est celui effectué par Kan Takahama («La lanterne de Nyx»,Glénat), auteure atypique japonaise. Elle publie une adaptation très personnelle et réussie de «L'amant», le roman culte de Marguerite Duras. Rencontre.

Entre-deux guerres, quelque part en Indochine. Longues nattes, chapeau couvrant un regard dur, mais traits encore juvéniles, une jeune Française se tient debout sur le quai au bord du Mékong, fleuve qui sépare son lycée de son pensionnat. Elle aperçoit un riche Chinois à bord d'une voiture chic. Cette adolescente est Marguerite Duras, 15 ans, qui va nouer une relation amoureuse torride avec cet homme, en dépit des commérages, de la jalousie et de la honte.

Dans une économie de mots et par le biais d'un dessin très sensible, Kan Takahama signe une adaptation fidèle de «L'Amant», Prix Goncourt 1984 (l'histoire mais aussi beaucoup de dialogues sont respectés) et tout à la fois originale puisqu'elle y insère une mise en abîme avec la présence par touches de l'auteure : une Marguerite Duras, vieille, se souvenant, à sa table de travail. De quoi donner une perspective plus intime sur le travail de romancière et de créatrice en générale.

Comment avez-vous découvert «L’amant» de Marguerite Duras ?

La première fois, c’était au lycée. Je l'ai tout simplement emprunté à la bibliothèque de l’école. D’abord le style de Marguerite Duras m’a attiré, c’était différent de tout ce que j’avais lu jusque-là et j’ai eu l’impression, puisque j’étais encore très jeune, de voir un tout petit peu du monde adulte par le biais du roman.

Vous sentez-vous des affinités particulières avec cette auteure ?

Après avoir lu ce roman très jeune, il y a eu des moments de ma vie où je me suis sentie proche de ce roman. D'abord, parce que moi aussi j'ai eu des problèmes d'addiction à l’alcool, des relations amoureuses difficiles et j'ai été confrontée au racisme. J’ai eu une relation amoureuse avec un coréen du Nord lorsque j'étais plus jeune. Nous étions obligés de nous cacher, sa nationalité était un frein social à notre amour, je ne pouvais pas le présenter à ma mère par exemple.

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© Kan Takahama / Rue de Sèvres

Déjà dans «La lanterne de Nyx», on peut sentir une vraie curiosité pour la culture occidentale. Une véritable francophilie traverse votre œuvre. Qu'est-ce qui vous plait dans cette culture ?

Lorsque j’étais au collège et au lycée, c’était un pays qui m’attirait, si bien qu’au lycée et après à l’université, j’ai choisi le français comme deuxième langue mais tout ça restait encore à l'état d'attirance, un rêve de jeune fille. Puis, je suis venue faire un séjour de quelques mois et la France est devenu un pays avec lequel je me suis mise à travailler.

Marguerite Duras est une auteure très connue au Japon ?

Elle est célèbre, oui, mais surtout pour les générations précédentes. Aujourd’hui les jeunes la connaissent moins mais elle reste un grand auteur classique. Et je pense qu’on peut lire ce roman sans limites de nationalités, de générations ou de cultures.

Quelles furent vos difficultés pour adapter cette oeuvre en bande dessinée ?

J'ai souhaité travailler à partir du style de Marguerite Duras. Elle utilise souvent un français proche de la langue parlée qui ne relève en fait pas de la langue parlée. D'autre part, elle construit son roman comme un puzzle qu’il faut reconstituer pour avoir une image du récit dans son ensemble à la fin. Tout cela n’était pas possible de le rendre tel quel en images, donc il a fallu reconstruire le récit.

Vous avez fait le choix de mettre en scène Marguerite Duras. Pourquoi ?

La femme âgée qu'elle fut m’intéresse beaucoup. Dans le roman, elle est toute jeune mais au fond, c'est la Duras que je montre en train d’écrire qui me passionne. Donc cette présence me semblait essentielle à l'élaboration de ce roman graphique.

La présence de la romancière à sa table de travail, semble mettre l’histoire d’amour au second rang. Quelle était votre objectif : parler d’une histoire d’amour ou parler de la trajectoire d’une femme ?

C’est l’histoire d’une femme qui a vécu quelque chose dans sa jeunesse qui va marquer sa vie profondément, ce qui va mettre de la lumière et de l’ombre sur tout ce qu’elle vivra après.

Dans la préface, vous écrivez « Et moi, à quel âge ai-je vieilli ? », avez-vous trouvé la réponse depuis ce livre ?

Ce livre ne m'a pas servi en ce sens, c’est quelque chose qui m’est assez personnel. Entre l'âge adulte et l'enfance, je ressens en moi un vide. J’ai eu, moi aussi, des problèmes d’alcoolisme comme Duras et quand j’ai décidé d’arrêter l’alcool, de retourner vivre à la campagne, vivre différemment, j’ai pu enfin réaliser que j’étais une femme de 40 ans.

Vous vous êtes aussi rendue au Vietnam pour écrire et dessiner ce livre...

Ce voyage a été bien entendu utile pour découvrir les paysages, l'architecture locale et d’autres photos sur place. Au delà de cet intérêt documentaire, j'ai pu me marcher dans les pas de Duras et son personnage, et imaginer mieux ce qu’elle a pu vivre, ressentir, voir.

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©Kan Takahama / Rue de Sèvres

Comment avez-vous procédé pour imaginer physiquement ces personnages et notamment le personnage du Chinois, que vous affirmez moins beau que celui du film réalisé par Jean-Jacques Annaud ?

En fait, au Vietnam, il y a des photos de lui. J’ai donc pu le découvrir physiquement. Il avait en fait de grands yeux et un grand nez. Je me suis dit qu’en le dessinant comme ça, il allait presque devenir un personnage de manga trop typé, trop cliché. J’ai donc choisi de le transformer un peu pour m'éloigner du style manga.

Pourquoi ce choix du roman graphique plutôt que du manga, style qui vous a rendue célèbre ?

C’était le projet avec l'éditeur. Nous voulions une adaptation qui s'éloignait du style manga, plus proche du roman graphique. D'ailleurs, le format n'est pas celui du manga. Mais les chapitres de ce livre ont d'abord été édités sur le site de l’éditeur japonais sous forme de feuilleton, comme on fait beaucoup au Japon. Et le contenu est aujourd'hui pratiquement identique.

Vous pourriez dire que «L'amant» est votre roman préféré de Duras ?

Pour être très franche, le roman qui me plait le plus est «L’amant de la Chine du Nord» parce que Marguerite Duras l’a écrit alors qu’elle avait arrêté l’alcool. «L’amant», a été écrit alors qu’elle était encore alcoolique. J'ai été alcoolique et je me suis rendue compte qu’une fois qu’on a arrêté l’alcool, ce qu’on crée, ce qu’on dessine est beaucoup plus fort et profond. C’est ce que j’ai ressenti en lisant «L’amant de la Chine du Nord».

Est-ce qu’un auteur est meilleur s’il est passé par de telles épreuves ?

C’est au cas par cas. Certains produisent de très bonnes choses sous l’effet de l’alcool. Mais de mon expérience et de ce que j’ai senti chez Duras, l'arrêt de l'alcool a été bénéfique.

Entre l'âge adulte et l'enfance, je ressens en moi un videKan Takahama

«L’Amant» est aussi un roman qui plait à toutes les jeunes femmes. Pourquoi ?

Le titre est accrocheur ! Mais je pense aussi que l'attirance vers des hommes un peu plus experimentés peut jouer. Enfin, ce roman est l'occasion de découvir le sentiment amoureux et le chagin d'amour.

Votre tournée française inclue le Festival d'Angoulême. Vous connaissiez ce festival ?

C’est la troisième fois que j’y vais. La première fois, je ne m’en souviens pas vraiment, et ce, à cause de l’alcool. Puis j'y suis retournée deux fois autour de 2003. Cela fait quelques années que ce festival est un peu connu au Japon. Une polémique l'a rendu d'abord célèbre avec une exposition de livres coréens anti-japonais à propos des femmes de réconfort. Mais cela a permis de le faire connaître et aujourd'hui, on en parle au Japon pour ce qu'il est.

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«L'amant» de Kan Takahama, éd. Rue de Sèvres, 152 p., 18€.

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