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Marek Halter : «La peur engendre la violence, la haine de l’autre»

Le célèbre écrivain Marek Halter sort un nouvel ouvrage intitulé «Un monde sans prophètes» (éd. Hugo Doc). [©DR]

Le célèbre écrivain Marek Halter invite une nouvelle fois à la réflexion en publiant ce jeudi 4 mars «Un monde sans prophètes», un livre percutant qui inaugure la collection «Alerte» (éd. Hugo Doc).

Dans cet ouvrage nourri de nombreuses références, l’intellectuel de 85 ans revient sur l’évolution du concept même de prophète, de Moïse, à Abraham, Mahomet, Jésus, en passant par Jaurès, Gandhi, Mandela et l’abbé Pierre, en ayant comme fil rouge une question : Vivons-nous dans un monde dépourvu de prophètes ? Au fil des pages, Marek Halter montre en réalité qu'entre le brouhaha médiatique et l’ère des réseaux sociaux, ces guides éclairés et éclairants peinent à se faire entendre et restent dans l’ombre d’une multitude de «faux prophètes», des Hommes qui poussent le peuple à les suivre, alors même que celui-ci a plus que jamais besoin d’être réveillé. Victime d’une agression à son domicile parisien, dans la nuit du vendredi 12 au samedi 13 février dernier, l’infatigable militant de la paix évoque également la violence collective qui, pour beaucoup, et faute d’espoirs, s’impose comme une réponse à la solitude. Un sentiment exacerbé en cette période de pandémie.

Pourquoi avez-vous décidé d’écrire cet ouvrage et à qui s’adresse-t-il ?

Le temps presse. La peur s’installe. Personne ne semble capable d’apporter des réponses à l’épidémie de Covid-19 que nous traversons, à la crise économique qui s’annonce, au confinement et à la solitude qui en découle. La peur engendre la violence, la haine de l’autre, la recherche d’un bouc émissaire.

Ce livre est un cri, la formulation d’un malaise qui m’habite depuis un certain temps. Il s’adresse à toutes celles et ceux, nombreux, qui, comme moi, cherchent une lueur dans les ténèbres. Et pourquoi pas la jeunesse désenchantée, en quête de nouvelles aventures ?

Qu’est-ce qu’un prophète ? Et quels sont ceux que vous admirez ?

Le prophète se dit nabi, en hébreu, de l’akkadien nabû, le cri. C’est donc un homme qui crie, un lanceur d’alerte, celui qui dénonce les abus de pouvoir et l’injustice. Cette figure a été inventée par le juge Samuel en 1030 avant notre ère.

Il venait, à sa demande, de donner un roi au peuple : Saül, le premier roi d’Israël que l’on retrouve gravé dans la pierre, sur la façade de la cathédrale Notre-Dame de Paris, le premier à l’extrémité gauche, suivi des rois David et Salomon.

Le juge Samuel avait compris, il y a tant de siècles, qu’il ne peut y avoir de roi absolument juste. Que tous les hommes au pouvoir ont tendance à «l’absolutisme». À moins qu’il ne se trouve face à eux un individu, homme ou femme, incarnant un contre-pouvoir, exprimant le mécontentement du peuple et sa volonté de justice.

Samuel créé donc la première école de prophètes. J’imagine qu’ils étaient nombreux à vouloir accéder à un tel titre, à jouer le rôle de lanceur d’alerte. La Bible n’en a retenu que dix-sept. Il fallait un courage inouï pour affronter seul le pouvoir. La plupart des prophètes ont été tués par les rois qu’ils dénonçaient.

Les deux figures les plus représentatives, selon moi, sont Nathan, le premier de la liste, qui officia à l’époque du roi David, et Isaïe, au VIIIe siècle avant notre ère, à l’époque du roi Manassé, qui fut le premier à introduire dans sa revendication le respect de la nature et les droits de l’homme universels. Pourchassé par le pouvoir, ce dernier fut scié par la police avec l’arbre dans lequel il s’était réfugié. Quelle bravoure.

Rien ne peut arrêter le cri d'un prophète

Qu’est-ce qui différencie les prophètes bibliques des prophètes modernes ?

Les premiers parlaient au nom de Dieu, les seconds au nom de l’Humanité ainsi qu’ils la concevaient. L’objectif demeurait le même : la dénonciation de l’injustice. Ce qu’a fait Voltaire en prenant la défense du marchand protestant Calas, qu’il n’aimait pas, mais qui, selon lui, avait le droit de défendre ses propres idées.

C’est au nom de ces droits que d’autres prophètes modernes, tels La Fayette, Mounier et Mirabeau, ont fait la Révolution et publié la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en août 1789. Ils inauguraient une cohorte d’hommes et de femmes qui, à travers le monde, firent avancer ces droits parmi les peuples : Hugo, Jaurès, Gandhi, Mandela, Martin Luther King, l’abbé Pierre…

Aujourd’hui, est-ce qu'il n'y a plus de prophètes, ou est-ce le peuple qui n’entend pas leur «cri» ?

La question est pertinente. Je crois cependant que rien ne peut arrêter le cri d’un prophète et que, d’une manière ou d’une autre, il y a toujours quelqu’un pour l’entendre. Même s’il est éventuellement possible de l’ignorer, ou de ne pas laisser cours à son amplification.

Pour quelles raisons regrettons-nous leur absence ?

Nous ne nous sentons plus représentés par ceux qui tentent de parler en notre nom. Ce qui est d’autant plus vrai face au défi que nous vivons actuellement. À force de voir un certain nombre de faux prophètes s’affronter lors de débats sans lendemains, bien que souvent honorables, nous nous mettons à rêver d’un Mauriac, d’un Camus ou d’un Sartre… D’une parole qui émeut, réveille, fait agir.

Quelle est la responsabilité des réseaux sociaux face à cette disparition ?

Les réseaux sociaux remplissent le vide. Quand on n’entend plus le cri de la vérité, ce sont les fausses nouvelles, le complotisme qui prend le pouvoir. Le prophète a un visage. Tandis que les réseaux sociaux sont occupés par des anonymes qui avancent masqués, cagoulés.

Le prophète est habité par le désir de justice

Pour la combler, les hommes se réunissent et descendent notamment en masse dans la rue pour se faire entendre et réclamer justice. Mais selon vous, un cri collectif est moins perceptible qu’un cri individuel, qu’une voix universelle, capable de porter la colère du peuple ?

En effet. Curieusement, le cri d’une foule est moins audible que le cri d’un individu. Toujours pour la même raison : le manque de visage. Le philosophe Levinas en a fait le centre de sa réflexion. Impossible de s’identifier à une foule. À un individu, par contre, c’est possible. C’est la raison pour laquelle les tragédies individuelles nous émeuvent tant.

Pourquoi l’existence d’un porte-parole crédible, d’un guide, d’un homme charismatique, inspirant la fascination, est-elle tout particulièrement importante en ce moment ?

Le prophète est un homme inspiré, habité par le désir de Justice. S’il s’élève contre le pouvoir, ce n’est pas pour le remplacer. Il n’est pas intéressé. Mais il est vrai que, pour être entendu, il doit être doué de cette présence charismatique dont parle le sociologue Max Weber. Avez-vous remarqué que, parfois, à la télévision, un invité dit des choses sensées, mais sa présence ne remplit pas l’écran. On ne le reconnaîtrait pas le lendemain dans la rue.

Ce qui ne sera sans doute pas le cas d’un homme charismatique, peut-être parce que sa foi profonde en l’Humanité lui donne une présence particulière, qui s’inscrit si ce n’est dans notre conscience, dans notre mémoire. À l’époque particulièrement difficile que nous vivons, et qui nous rappelle la peste noire qui, au Moyen-Âge, décimait des populations entières, ces hommes-là deviennent indispensables.

Certains événement, comme les pandémies, provoquent «la peur, le repli sur soi et la haine de l’autre», écrivez-vous. Pourquoi est-ce si difficile de lutter contre cela ?

Avez-vous déjà vu une foule apeurée face à un danger inattendu, des hommes et des femmes se piétinant les uns les autres, parfois même des membres de leur propre famille ? Sans doute parce que chacun de nous a en lui un désir de survie qui dépasse tout et qui peut annuler sa part d’humanité.

«La peur a de gros yeux, dit le proverbe russe, mais ne voit rien» (n’a aucune conscience). Seul le cri d’un homme, que nous respectons grâce à sa rectitude et à ses actions passées, peut, dans ce monde en folie, nous ramener à la raison.

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©DR

Il y a eu Hugo, Jaurès, Gandhi, ou encore l’abbé Pierre, lointains successeurs d’Abraham, de Moïse, d’Isaïe, de Jésus ou de Mahomet, des êtres au courage incroyable, dites-vous. De nos jours, est-ce une qualité qui fait défaut chez la plupart des Hommes ?

Oui, mille fois oui. Mais je ne désespère pas. Même en plein déluge, il se trouve un homme nommé Noé pour construire l’Arche et sauver l’Humanité.

Vous décrivez le prophète comme «un homme mémoire». Pourquoi est-ce si important de commenter le présent en prenant en compte sa relation avec le passé, de comparer les faits, au lieu de seulement les «additionner» ?

Un homme qui ne sait pas d’où il vient, ne sait où il va. Le passé ne se limite pas aux souvenirs personnels, ni même à la mémoire collective, mais à une connaissance dans laquelle l’homme est capable de puiser des ressources pour affronter l’avenir.

Le prophète est souvent ce trait d’union entre le passé et le présent, et le rêve d’un avenir meilleur. C’est lui qui entretient l’espoir. Mais, avant tout, il est celui qui renvoie aux tenants du pouvoir leur propre image, effacée ou brouillée par une multitude de courtisans, ou d’amis intéressés.

Pour un homme politique, avoir en face de lui un prophète est une aubaine. Le roi David serait-il resté dans l’Histoire sans le prophète Nathan ? César sans Cicéron ? Alexandre le Grand sans Aristote ? Ou encore Napoléon sans Chateaubriand qui ne cessa de le critiquer ? Ou enfin son successeur Louis-Napoléon Bonaparte sans Victor Hugo qui l’appelait «le Petit» ?

Vous dites qu’il est temps de tirer la sonnette d’alarme car «les ennemis de la liberté sont sur le point de gagner la bataille». Qui sont-ils ?

Difficile, difficile liberté. Il y a ceux qui la combattent parce que leur intérêt est d’asservir les hommes et ceux qui ont du mal à la vivre. La Bible nous raconte que les esclaves, à peine libérés par Moïse, se révoltent contre lui et exigent de retourner chez leurs maîtres qui leur garantissaient le minimum vital, sans leur demander de faire des choix, cet acte terriblement angoissant.

Il a fallu des siècles de lutte pour obtenir les libertés fondamentales pour les hommes et leur apprendre à en profiter sans empiéter sur la liberté des autres. Mais rien n’est jamais acquis à l’homme. Cet héritage est volatile. Des groupes politiques, des terroristes, des criminels de toutes sortes le mettent constamment à l’épreuve.

Je raconte dans mon livre comment, dans les années 1970, je faisais l’aller-retour Paris-New York (du temps où j’enseignais à Harvard), arrivant à l’aéroport au dernier instant et payant mon billet dans l’avion. Pensez à toutes les complications que nous devons affronter aujourd’hui, quarante ans plus tard, pour effectuer un tel voyage. La peur, parfois légitime, nous fait souvent accepter l’inacceptable.

La haine risque de balayer rapidement les démocraties

La violence est-elle une réponse à notre solitude ?

L’une des réponses, oui. Pour l’instant, elle se manifeste au grand jour. Les jeunes, parfois très jeunes, à qui personne ne propose l’aventure dont ils rêvent, se réunissent pour réaliser quelques actions immédiates contre des bandes adverses, brûler une voiture de police, s’attaquer à toute forme de pouvoir, puisant leur inspiration dans les séries télé et les réseaux sociaux.

Ces «aventures» leur donnent le sentiment de participer à une action commune et de se fabriquer une mémoire. J’étais moi-même un petit voleur en Ouzbékistan et je sais de quoi je parle. Pour le moment, ces jeunes sont récupérables. Mais bientôt se joindront à eux les adultes, sans gilet jaune.

Faute de prophètes, expliquez-vous encore, les hommes cherchent des boucs émissaires, des responsables...

N’avez-vous pas remarqué que, après un accident, la mort soudaine d’un proche, la maladie, nous nous demandons pourquoi ? Ceux qui croient s’adressent à Dieu. Les autres cherchent des réponses et des responsables parmi les hommes. Pendant la grande peste (1346-1353), la population en souffrance, en l’absence de réseaux sociaux et de fake news, a accusé les lépreux, les invalides, les Juifs, les étrangers d’avoir empoisonné les puits et provoqué le désastre.

Tant que le pouvoir politique ou scientifique sera incapable de nous expliquer les raisons de la pandémie qui ravage le monde, toutes les dérives, toutes les accusations seront envisageables. Les boucs émissaires d’aujourd’hui ne seront peut-être pas les mêmes qu’hier, mais la haine risque, plus rapidement même que la crise économique qui nous menace, de balayer les démocraties.

Selon vous, le peuple a besoin d’être réveillé, et d’être tenu éveillé. Un livre ne peut-il pas avoir ce rôle ?

J’espère. C’est la raison de mon livre. C’est la raison de mon cri.

Si vous aviez un mégaphone, «comme Stefan Zweig en son temps», quel est le message que vous aimeriez faire passer aujourd’hui ?

Le même que celui du pape Jean-Paul II quand, le 22 octobre 1978, face à une foule de jeunes réunis place Saint-Pierre, il cria : «N’ayez pas peur !». Rappeler, notamment, que, quelle que soit la situation, nous sommes tous, jaunes, noirs, blancs, métisses, croyants ou non croyants, les enfants de Caïn, celui qui fut le premier dans l’Histoire à tuer son frère.

Pensez-vous que la sortie de votre ouvrage et votre agression soient liées ? Que révèle-t-elle ou confirme-t-elle sur la société actuelle ?

C’est une bonne question à laquelle je ne peux répondre. Le Figaro a évoqué un lien entre cette agression nocturne visant ma personne et la sortie du livre. Je ne suis pas persuadé. À moins que je ne me prenne pour un nouveau Nietzsche annonçant à mon tour la mort de Dieu. Ce qui n’est pas le cas.

L’enquête se poursuit. On peut éventuellement lier cette agression avec le climat de violence qui s’installe tout doucement dans notre pays. Ou, comme je l’ai dit auparavant, avec la quête de nouvelles aventures. S’habiller en Arsène Lupin, escalader un immeuble parisien et pénétrer par la fenêtre d’un écrivain pourrait être une aventure.

«Un monde sans prophètes», Marek Halter, éd.Hugo Doc.

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