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Pourquoi faut-il (re)découvrir la Maman et la Putain de Jean Eustache, pour sa ressortie en salles

«La Maman et la Putain» suit trois personnages interprétés par (de g. à d.) Jean-Pierre Léaud, Bernadette Lafont et Françoise Lebrun. [Bernard Prim/Les FIlms du Losange]

Ce mercredi 8 juin, la Maman et la Putain de Jean Eustache, Grand Prix du festival de Cannes 1973, ressort en salles dans une version restaurée en 4K. Ce long-métrage fleuve de près de 4 heures est aujourd’hui perçu comme une révolution du cinéma français. Mais l’histoire n’a pas forcément été tendre avec le film, longtemps introuvable.

«Alexandre que vous êtes beau, que vous êtes con, que je vous déteste». Une réplique cinglante parmi les milliers que composent «La Maman et la Putain», le chef d'œuvre de Jean Eustache. Pour son cinquantième anniversaire, ce film dense de 3h40, Grand Prix à Cannes en 1973, s'offre une restauration en 4K grâce à la société des Films du Losange. Sur grand écran, ce classique de la Nouvelle Vague fait sa mue, mais le génie derrière son écriture et sa mise en scène reste le même.

Jeudi 2 juin dernier, c’était l’effervescence du côté du boulevard Saint-Germain. Le MK2 Odéon diffuse l’avant-première de la copie restaurée de la Maman et la Putain. La salle est comble, pour voir un film qui «il y a 50 ans, tournait son premier coup de manivelle», raconte Régine Vial, directrice de la distribution aux Films du Losange. Jean-Pierre Léaud, visage de la Nouvelle Vague, notamment d’Antoine Doinel chez François Truffaut (les 400 Coups, Antoine et Colette), fait l’honneur de sa présence. «Je n’ai pas l’habitude de parler en public, alors juste : bonne projection». La séance démarre et se conclut sous un tonnerre d’applaudissement. Mais qu’est-ce qui fascine encore le public dans cette œuvre qui fête son demi-siècle ?

Loin d’être un film de son époque

Pour le comprendre, il faut remonter au contexte de production et de sortie du long-métrage de Jean Eustache. Tourné à Paris entre mai et juillet 1972, dans des lieux désormais mythiques comme Les Deux Magots ou le Café de Flore, il a été une épreuve pour ses comédiens. Le réalisateur leur demandant de réciter leurs longues répliques sans modification ni improvisation, avec une seule tentative par plan. «Par rapport aux autres auteurs de la Nouvelle Vague, Jean Eustache est quelqu’un de beaucoup plus torturé», souligne Florine Marmu, journaliste au magazine Revus et Corrigés, spécialisé dans le cinéma de patrimoine. «Son souhait, c’est de montrer la vie comme elle est. Du coup, on observe des silences, des imperfections de texte. Cela rajoute à la noirceur et à l’âpreté du film».

De par sa vision désenchantée, la Maman et la Putain «n’était pas un film en accord avec son époque», et ce, pour plusieurs raisons. D’abord, sa longueur fleuve de 3h40 en fait un long-métrage complexe à diffuser. Mais c'est surtout sa manière qui dénote avec le reste du cinéma français. «On est sur une forme qui se rapproche plus du cinéma italien, notamment celui de Luchino Visconti (Rocco et ses frères, Le Guépard)». Avec son approche frontale, traitant de sentiments, de sexe, de triangle amoureux, accompagné d’un langage cru : «baiser», «merdique», il y a une logique de rupture pour l’époque, même avec la Nouvelle Vague. «Son sujet et l’audace de parler de la vie sexuelle de ses personnages de façon débridée en font une œuvre novatrice. Cela est caractérisé par le personnage de Françoise Lebrun, Veronika, qui exprime son désir de femme plusieurs fois, dont un monologue où elle affirme que les femmes devraient pouvoir vivre leur sexualité librement sans avoir à être assimilées à des putains, renvoyant au titre du film», analyse Florine Marmu.

 

Comme une évidence, le long-métrage a eu son petit scandale sur la Croisette, quand bien même sa présence n’était pas acquise. «À l’époque, le président du Festival de Cannes, Robert Favre Le Bret, trouvait le film beaucoup trop long, bavard et scandaleux pour représenter la France. Alors, le producteur a dû négocier, avec un peu d’alcool, pour qu’il soit bien présent». De par sa forme et son fond, tout le prédestine à un tollé cannois. Présidente du jury cette année-là, Ingrid Bergman déteste le film et donne la Palme d’Or ex-aequo à l’Épouvantail de Jerry Schatzberg et La Méprise d’Alain Bridges, deux drames américain et anglo-saxon plus traditionnels. La Maman et la Putain ressort tout de même avec le Grand Prix spécial du jury. «Cette année-là, il y avait également le scandale de la Grande Bouffe (Marco Ferreri) et cela a servi les deux films», précise la journaliste.

Un long-métrage longtemps introuvable

La Maman et la Putain sort finalement en salles le 17 mai 1973 et cumule près de 350.000 spectateurs. Les critiques sont très froides avec l’œuvre, qu’ils accusent d’être «fausse» et «non-représentative de son époque». Gilles Jacob, futur président du Festival de Cannes de 2001 à 2014 et critique de cinéma à l’époque, décrit la Maman et la Putain comme «un film merdique, un non-film, non-filmé et joué par un non-acteur». Bref, loin de l’accueil dithyrambique qu’il reçoit aujourd’hui des cinéphiles, des critiques et des professionnels du cinéma.

Car un autre aspect a permis à «La Maman et la Putain» de créer sa légende : son invisibilité. «Le plus important à souligner, c’est que le film a longtemps été introuvable», explique Florine Marmu. Ainsi, on dénote une poignée de retransmissions télévisuelles, avec une première sur Antenne 2 en 1986…13 ans après sa sortie. «L’histoire a fait que des copies pirates ont été distribuées à droite et à gauche». Enfin, le suicide de Jean Eustache à seulement 42 ans, d’une balle de fusil dans le cœur, a permis d’entretenir un peu plus l’aura particulière autour de ce film si singulier.

«Quand on aime les acteurs immenses qu’Eustache a fait tourner, on veut forcément s’intéresser à son travail, qui allait un peu à contre-courant. C’est vraiment une association d’événements et son caractère très subversif qui ont permis tout ça». Aujourd’hui encore, il est très difficile de pouvoir admirer l’œuvre de Jean Eustache, car aucun coffret n’a été édité et seules quelques œuvres sont disponibles, comme Une Sale Histoire avec Michael Lonsdale (chez Potemkine), ou le documentaire qu’il a réalisé sur sa grand-mère, Odette Robert, mis en ligne gratuitement sur Youtube.

Une restauration de six mois

À la fin de l’année dernière, les Films du Losange, société de production et de distribution de films, ont racheté les droits de «La Maman et la Putain». Avec un pari fou, restaurer l’œuvre d’Eustache et la ressortir en salles. Dans une interview donnée au Monde, le producteur Charles Gillibert, président de l’entreprise, indique que les droits avaient été rendus au fils du réalisateur, Boris. Avec son consentement et sous sa supervision, la copie a été restaurée au laboratoire parisien L'Immagine Ritrovata (comprenez «L’image retrouvée»).

Un travail de longue haleine, qui a pris six mois. «Il y a eu une restauration de l’image d’après un inversible 16mm, avec un nettoyage de l’image pour enlever les saletés et les altérations», détaille Régine Vial. De même, la restauration sonore a dû «rendre compte du bruit de l’époque», le film ayant été tourné en prise de son directe dans les rues parisiennes. «Il ne s’agissait pas de transformer, mais de rendre compte de l’état d’origine», précise le producteur.

Après l’image brute et le son, un processus d’étalonnage a été réalisé sous la supervision de Boris Eustache et de l’étalonneur Jacques Besse. Après plusieurs mois de travail, la copie 4K a été présentée en avant-première au Festival de Cannes, le mardi 17 mai dernier. «C’était magnifique pour l’ouverture. Jean-Pierre Léaud et Françoise Lebrun étaient parmi nous, ainsi que la fille et petite-fille de Pierre Cottrell, producteur du film (et parmi les fondateurs des Films du Losange, NDLR) et la petite-fille de Bernadette Lafont».

Ce mercredi, le long-métrage sortira sur 60 copies partout en France, dont six à Paris. Une victoire pour Les Films du Losange, d’avoir convaincu les exploitants de rediffuser cette œuvre majeure du cinéma français, malgré sa longueur fleuve de 3h40.

Un chef d’œuvre sur grand écran

Au final, qu’en est-il du résultat ? Le moins que l’on puisse dire, c’est que la copie proposée en 4K est absolument magnifique. Très peu d’altération, un mixage sonore qui restitue les intentions de l’auteur et l’impression d’assister aux projections qui avaient lieu il y a cinquante ans.

C’est sur un ensemble de détails que le long-métrage trouve sa force et notamment ses dialogues mythiques : «Quel plus grand hommage peut-on rendre à un homme qu’on admire que de lui prendre sa femme», ou encore «il faut déplaire à beaucoup pour vraiment plaire à quelques-uns», prononce Jean-Pierre Léaud tout au long du film.

Ces tirages et monologues, prononcés par d’immenses comédiens, nous plongent au plus profond des personnages. Leur psyché et leur cœur sont mis à nus, et la longueur des situations nous ancre viscéralement auprès de ce trio d’amoureux. Mais c’est aussi par sa noirceur que «La Maman et la Putain» se démarque. Quand Rohmer et Truffaut célèbrent la beauté de l’existence, Eustache se refuse à toute forme de romantisme tronqué. Le film, par-delà la langueur de ses séquences romantiques, voire comiques, interpelle et brise le cœur.

Très autobiographique, «La Maman et la Putain» reste une œuvre majeure à découvrir ou redécouvrir de toute urgence en salles. Un inratable comme témoin d’un cinéma français audacieux et percutant.

Synopsis : Alexandre, jeune oisif, vit avec (et aux crochets de) Marie, boutiquière sensiblement plus âgée que lui. Il aime encore Gilberte, étudiante qui refuse la demande en mariage qu’il lui fait en forme d’expiation. Il accoste, alors qu’elle quitte une terrasse, Veronika, interne à Laennec. «Je me laisse facilement aborder, comme vous avez pu le constater (…) Je peux coucher avec n’importe qui, ça n’a pas d’importance.» Marie accepte, quoique difficilement, de partager son homme avec elle.

 

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