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Nathan Devers : «Il y a un danger de mort concernant le réel»

Nathan Devers décrit les dérives d’un monde où l'on n’arrive plus à créer de liens avec autrui. [©JOEL SAGET / AFP]

En lice pour le prix Renaudot et le prix Goncourt des lycéens, Nathan Devers, 24 ans, signe «Les Liens artificiels», un brillant roman dans l’air du temps qui interroge sur l’omniprésence des écrans.

Dans «Les Liens artificiels» (éd. Albin Michel), Nathan Devers, ancien élève de l’École normale supérieure et agrégé de philosophie, décrit les dérives d’un monde où on est ensemble et séparés, et qui ne permet plus de créer de liens avec autrui. Ce livre à dimension philosophique suit un professeur de piano et admirateur de Gainsbourg, qui n’a pas la vie dont il rêvait. Jusqu’au jour où il découvre l'Antimonde, un univers virtuel au sein duquel tout est possible. Mais il va s’y noyer, à l’image de Narcisse.

Votre deuxième roman, une fresque réaliste puis d’anticipation, questionne l’impact des écrans, des réseaux sociaux, la place de la virtualisation de nos existences. Pourquoi est-il urgent de défendre le réel ? 

Car pour la première fois, le réel est devenu quelque chose dont on peut se passer à l’échelle collective pour avoir une vie normale. Il y a une pulsion d’échapper au réel, de s’évader de la réalité, qui est à l’origine de toutes les rêveries, et de toutes les religions.

Et c’est une pulsion qui a sa beauté, son charme. D’ailleurs, j’essaie de lui rendre hommage. Dans l’univers de mon roman, qui commence après la crise sanitaire, cette pulsion devient une réalité. Il y a, me semble-t-il, un danger de mort concernant le réel, d’où la nécessité de le défendre, ou en tout cas de refuser de le voir mourir.  

On suit Julien Libérat, un musicien célibataire, déçu par la réalité, qui ne trouve plus sa place dans la société, n’a plus de désirs, et qui va devenir addict aux écrans. En quoi cette addiction est-elle déshumanisante ? 

Cette addiction est déshumanisante car elle prend la place des loisirs, de ce temps de liberté, où on s’épanouit et où on échappe au domaine de la contrainte et des normes. Dans mon livre, je décris cette addiction comme un processus qui n’est pas personnel, et qui s’impose aux gens.

Je parle de la vie d’une personne qui est doublement pourrie : d’une part parce que le réel est maussade, et d’autre part parce que les loisirs deviennent un lieu où la torture est plus grande que le travail. C’est cela qui est fondamentalement aliénant dans le rapport aux écrans.  

Je me suis inspiré du jeu vidéo GTA.

Votre personnage va alors découvrir l’Antimonde, un métavers, dans lequel, via son avatar, il va enfin pouvoir être reconnu et réaliser tous ses fantasmes. Quelle a été votre source d’inspiration pour créer ce monde virtuel et immersif ? 

Ma principale source d’inspiration est le jeu vidéo Grand Theft Auto (GTA). Ce qui m’intéressait, c’était l’idée que les développeurs de ce jeu voulaient créer une très grande œuvre d’art, une sorte de cathédrale numérique. Ils ont notamment passé treize ans à reproduire la ville de Los Angeles avec des artistes de tous les domaines.

Je voulais répliquer le réel à l’identique et donner virtuellement autant de possibilités qu’il y en a dans le réel. J’ai essayé d'imaginer une plate-forme qui réunit toutes les technologies de pointe de la Silicon Valley. 

Le sujet de votre livre est assez anti-littéraire. On met d’ailleurs souvent en opposition le numérique et la littérature. Mais finalement, la promesse de ces deux mondes est la même, à savoir se déconnecter du réel et se projeter dans une autre vie…

Effectivement. Il y a presque une relation de miroir entre l’écran et le livre. Dans les deux cas, on peut se plonger dans un autre monde. Le livre est un objet de représentation, un peu comme un écran. Mais on ne peut pas franchir cet écran. Tandis qu’avec le métavers, on entre à l’intérieur de la représentation. Et c’est le rêve de tous les romanciers de pouvoir créer ce sentiment-là chez un lecteur.  

La poésie est dans notre monde à titre de besoin et de désir.

Vous avez fait le choix d’entrecouper votre ouvrage de poèmes. Pour quelles raisons la poésie, que l’on consomme de moins en moins, est-elle essentielle ? 

La poésie est devenue un art de vivre «minoritaire», pour reprendre Michel Houellebecq. Malgré tout, il me semble que la poésie est partout. Ce n’est pas forcément une affaire de rimes et d’alexandrins. La poésie c’est manier le langage, comme s’il s’agissait d’une note de musique. Elle est là, dans notre monde, dans notre époque, à titre de besoin et de désir.

J’ai aussi tenté de poser une autre question : qui sont les poètes d’aujourd’hui ? Et ce ne sont pas forcément les poètes au sens purement littéraire du terme, ce sont peut-être des personnes qui sont sur les écrans - il y a beaucoup de comptes Instagram dédiés à la poésie -, ou encore Banksy, dont je parle dans mon roman.

Vous citez Michel Houellebecq. Est-ce que cet écrivain a, de près ou de loin, influencé votre travail ? Je pense par exemple à la construction de votre personnage principal.  

Oui, et j’ai beaucoup d’admiration pour Michel Houellebecq. Il a parfaitement compris que la poésie aujourd’hui était située dans des endroits qui a priori n'ont rien de poétique, dans le fait de décrire des plats surgelés, dans des quartiers en béton… Mais il y a une différence centrale entre son univers et celui de mon roman.

Il décrit le cliché de la misère sexuelle des hommes. Ces derniers ont énormément de désirs qui vont se heurter à l’impossibilité d’être satisfaits. Alors que mon personnage est fondamentalement fatigué dès sa jeunesse. Il s’agit d’une fatigue par principe. Il n’y a même plus cette énergie vitale.

Les Liens artificiels, Nathan Devers, 336 p., Albin Michel, 19,90€.

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