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Jean-Charles Jauffret : «L'Afghanistan est au bord d'une gigantesque catastrophe humanitaire»

Les Talibans ont repris le pouvoir en Afghanistan le 15 août dernier. [Hector RETAMAL / AFP]

Six mois jour pour jour après la prise de pouvoir des Talibans en Afghanistan, Jean-Charles Jauffret, professeur émérite d’histoire contemporaine de Sciences-Po Aix et auteur du livre «La Guerre inachevée : Afghanistan 2001-2013» (ed. Autrement), revient ce mardi 15 février sur la situation dramatique du pays.

Quel bilan peut-on tirer des 6 mois passés au pouvoir par les Talibans ?

Les pauvres Afghans ont encore descendu une marche dans la désillusion, dans le «trou noir» qu’est l’Afghanistan depuis 1973, lors du coup d’Etat contre le dernier roi Mohammad Zaher Shah. C’est une sorte de désespoir, de malheur qui ne cesse pas.

C’est un Etat failli, c’est le problème d’un mouvement terroriste insurrectionnel qui est incapable de se transformer en administration et d'être responsable parce qu’il n’est pas représentatif. Les Talibans ne représentent qu’eux-mêmes. C’est un Etat qui n’existe pas au sens propre parce que l’administration a volé en éclats : la plupart des fonctionnaires sont cachés ou ils ont fui et ceux qui restent sont tenus de faire le minimum.

Sur le plan géopolitique, que peut-on attendre des Talibans à l’avenir ?

Par rapport à leurs frères aînés des années effroyables de 1996 à 2001 qui étaient seuls au pouvoir, en dehors de la résistance du commandant Massoud dans la vallée du Panshir, les Talibans sont moins radicaux en raison d’une nouveauté : ils ont besoin de l’aide internationale donc ils ne peuvent pas totalement fermer le pays aux journalistes. Ce qui veut dire que, pour l’instant, on n’a pas encore vu de décapitations ou de femmes lapidées en pleine rue, même si elles sont exclues de l’espace public. C’est le seul élément qui me semble différent par rapport à 1996.

En dehors de ça, il faut bien se mettre dans la tête des Talibans, ils pensent que leur pouvoir vient de Dieu et que leur histoire est divine, donc le monde leur doit tout. Si bien que lorsque l’on rencontre des diplomates afghans, ils veulent présenter une façade de respectabilité mais, en réalité, ils ne font rien. C’est-à-dire qu’ils donnent par presse interposée l’illusion qu’ils vont commencer un peu à ouvrir cet Etat «prison» qu’ils sont en train de constituer.

C’est un gouvernement qui vit dans son quant-à-soi, qui est totalement ignorant des affaires du monde et qui pense qu’on est, pour une partie du monde, en train de les idolâtrer, comme le font hélas actuellement les Maliens. C’est une espèce d’aveuglement volontaire parce qu’ils sont persuadés que leurs victoires viennent de Dieu et donc que tout leur est dû.

Après avoir fait le constat du décalage entre les paroles des Talibans et leurs actes, comment peut-on expliquer l’intérêt des négociations avec ces derniers pour les pays développés ?

Il y a trois pôles : le premier est l’évidence. C’est ce que ne cesse de réclamer António Guterres, le secrétaire général de l’ONU, en disant notamment le 16 août : «on ne peut pas rendre responsable la population afghane de la déculottée prise par les Américains et de la façon dont ils ont fui le pays en laissant tout en plan». Aujourd’hui, nous avons entre 36 et 38 millions d’Afghans. Près de 23 millions d’entre eux sont menacés de famine et, à l’heure où je vous parle, nous avons un million d’enfants qui sont en train de mourir. On a des scènes effroyables avec les rares photos qu’on peut avoir de femmes qui veulent vendre leur fille ou leur nourrisson, voire une partie de leur corps…

Il y a donc une notion d’aide humanitaire mais on ne peut pas faire confiance à un gouvernement de terroristes… Où va partir l’argent ? On a déjà connu avec le gouvernement d’Hamid Karzai par exemple une corruption incroyable. Si bien qu’on se retrouve devant un dilemme : il faut aider mais en passant par le canal des ONG, filtré par les Talibans. Tout le système de santé repose sur Médecins sans Frontières par exemple. La communauté internationale a une obligation d’aide dans un univers rigoureux avec une sécheresse minant les récoltes. On est devant une catastrophe humanitaire absolument effroyable.

Le deuxième élément, c’est quand même de se dire qu’il faut un minimum de respect des droits humains. C’est cet aspect qui me paraît être un point de blocage. Derrière ce problème s’en cache un autre, très rarement souligné. Pour faire allusion à un film de Michel Audiard, «il ne faut pas prendre les enfants du bon Dieu pour des canards sauvages». Pourquoi croyez-vous que des pays qui sont très intéressés par ce que contient l’Afghanistan, avec une montagne de cuivre et de terres rares, comme l’Iran juste à la frontière ou au nord la Russie, n’ont toujours pas envoyé d’ambassade à Kaboul ? La vraie raison, c’est que l’Afghanistan reste le premier narco-Etat de la planète. 10% des Iraniens sont infectés par l'héroïne et le haschich afghans. A chaque fois qu’il y a des conversations entre les Talibans et les Russes, on s’écharpe sur ce problème. Depuis 20 ans, une moyenne de 30.000 jeunes russes sont morts chaque année en raison de l’héroïne afghane.

Ils ont un pactole, emmagasiné depuis de nombreuses années, qui vient de la drogue. Pour donner un exemple, la production moyenne d’héroïne pure, qui sera plus faible cette année, est de 900 tonnes par an. Dès que la drogue est produite en Afghanistan, cela représente un million de dollars environ, ensuite cette somme sera multipliée par 3, 4, 5 ou même 10 à la revente. Le 19 septembre, dans le port indien de Gujarat, proche de la frontière avec le Pakistan, un pseudo-chalutier pakistanais a été arrêté sur un canal d’Etat avec à son bord trois tonnes d’héroïne pure afghane.

A cela s'ajoute ce qu’ils ont toujours fait, à savoir l’impôt religieux, prélevant 10% des activités diverses des citoyens afghans. A l’image de Daesh en Syrie, c’est une insurrection riche. Ils demandent qu’on les aide alors qu’ils ne font strictement rien pour faire cesser ce qui est le plus scandaleux pour les pays riverains, comme le Pakistan, à savoir la drogue. C’est pour cela que ce pays n’a pas encore reconnu les Talibans.

Ils n’ont donc pas besoin d’argent mais plutôt d’une reconnaissance internationale ?

Le problème est qu’ils ont tout de même hérité d’un Etat donc il faut que les centrales hydrauliques puissent fonctionner, il faut que les hôpitaux fonctionnent… Le système de santé est réduit au dixième avec des hôpitaux incapables de fournir la moindre aide, avec une pensée particulière pour les femmes qui sont toujours négligées. Le seul secteur médical probant est celui des prothèses en raison des nombreux Afghans touchés par les mines russes. Pour tout le reste, le pays est en panne, au bord d’une gigantesque catastrophe humanitaire.

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