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Bret Easton Ellis : «l'époque est à la police de la morale»

L'auteur américain Bret Easton Ellis a publié récemment son essai «White» chez Robert Laffont. [JOEL SAGET / AFP]

Un auteur culte. Alors qu’il était de passage à Paris ce week-end pour remettre le prix du roman Fnac, attribué à Bérengère Cournut pour son ouvrage «De pierre et d’os» ( ed. Le Tripode), l’écrivain américain Bret Easton Ellis s’est prêté au jeu de la discussion sur notre époque et l’air du temps.

Auteur star de la génération X, adulé ou détesté depuis la parution de son chef d’oeuvre «American Psycho» en 1991 (dont paraît une réedition collector), il est revenu sur son essai «White», l’un des plus pertinents et commentés de l’année, dans lequel il pose un regard critique sur notre époque, la génération des Millenials, les excès de l’anti-trumpisme ou encore la fin du roman. Des propos toujours percutants, souvent à contre-courant du politiquement correct.

Vous avez remis ce week-end le prix du roman Fnac. Qu’est-ce qui vous a motivé à répondre à cette invitation ?

Pourquoi venir de l’autre bout du monde, pour faire de la promo et de l'événementiel ? C’était une envie, une motivation. Il y a plusieurs raisons, plus profondes, dont celle que je me sens toujours un peu chez moi ici. On y ressent un sens de la vie qui tend à disparaître. Et je viens ici pour célébrer le roman, la littérature, qui ont toujours été comme un refuge pour moi, dès ma jeunesse, un vrai plaisir, une source d’inspiration comme je ne pourrai jamais en trouver d’autre. Et puis ce genre d’événément tend à disparaître chez moi, et je savais que j’y serais bien accueilli. C’est aussi simple que ça.

Connaissiez-vous la lauréate, Elisabeth Cournut, primée pour «De pierre et d’os», avant de lui remettre le prix ?

Non je ne connaissais pas Elisabeth Cournut, pour une raison toute simple. Il y a très peu d’auteurs étrangers traduits aux Etats-Unis, il est de plus en plus difficile d’avoir accès au travail de ces écrivains. Il y a tant de sorties dont me parlent des amis, mais malheureusement, j’attends toujours les traductions avec impatience ! Et c’est la même chose avec les auteurs italiens, que j’aime lire aussi. 

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Enrique Martinez (g.) et Bret Easton Ellis (d.) remettaient ce week-end le Prix du roman Fnac à Bérangère Cournut.[ © SARAH BASTIN/FNAC]. 

Quels sont les auteurs dont vous appréciez les écrits en ce moment dans l’Hexagone ?

Michel Houellebecq, est celui que je lis le plus souvent. En ce moment, je lis «En finir avec Eddy Bellegueule», d’Edouard Louis. Il a été très bien accueilli aux Etats-Unis, par la critique, notamment la presse gay. J’aime beaucoup aussi Laurent Binet, j’avais été très séduit par son «HhHH». 

Vous avez connu le succès un peu à la même période que Michel Houellebecq, avec des livres reconnus comme ayant choqués, mais aussi décrit le spleen d’une époque, les dérives de nos sociétés depuis les années 1990. Y voyez-vous un hasard ou un point commun ?

Je crois vraiment aux différences entre générations. Mon petit ami est un Millénial. On en parle souvent, et pour lui, tout le monde est pareil. Les filles, les garçons, les transgenres, quelque soit le pays, tout le monde est le même, il y a une seule Humanité. Moi je ne pense pas. Je pense qu’il y a des traits générationnels vraiment spécifiques. Michel Houellebecq et moi, tout comme Quentin Tarantino ou Chuck Palahniuk par exemple, sommes techniquement des enfants du baby-boom. On a tous été intéressé par les mêmes thèmes : le nihilisme, un regard froid jeté sur le monde, très pragmatique, très violent. Tout ceci fait partie de notre sensibilité. On a baigné dans les mêmes codes : la propriété, le bon goût, toujours les mêmes médias, les drames en costumes... On a juste eu envie de dire à un moment ça suffit, ras-le-bol de tout ça, c’est du vent, on ne le veut pas pour nous. Les Millénials, eux, détestent ça, cette froideur, cette négativité. Je pense donc que nos deux œuvres sont surtout les révélateurs d’une vision désenchantée d’une époque qu’on nous vendait alors comme celle qui menait au bonheur. 

Vous avez un constat souvent amer sur l’avenir du roman, et de la lecture. Quelles en sont les raisons ?

L’acte de lire, pour moi, c’est toute ma vie. J’aime les livres, je voyage avec, je vis avec eux. Lire un roman pendant une heure, c’est la première chose que je fais dans ma journée, tous les matins. Sans la pollution des écrans, des médias sociaux. C’est comme si le jour n’avait pas réellement commencé. Ensuite, en journée, c’est foutu. Il y a trop de sollicitations...Clairement, notre époque n’incite pas à trouver le temps et la concentration pour faire ce rituel qu’est la lecture. 

L'acte de lire, pour moi, c'est toute ma vieBret Easton Ellis

Qu’est-ce qui le remplace selon vous ?

Il n’y a pas longtemps, j’étais en voiture avec mon petit ami et l’une de ses connaissances, et ils étaient en train de parler du jeu vidéo «Red Dead redemption», qui se passe dans le Far West. Et je les entendais «oh c’est si bien mis en scène, tellement immersif et bien raconté». Ils le comparaient à ce qui avait été fait jusque là, relevant ses nombreuses qualités. Je me suis rendu compte qu’ils étaient pareil à moi avant eux, quand je débattais des films qu’on venait de voir. C’est finalement leur nouvelle forme d’experience narrative, comme le roman, ou le cinéma, l’a été pour nous. Cette soif de narration n’a pas disparu. C’est juste un besoin pour des gens de raconter des histoires, et pour les autres de les écouter. Que s’est-il passé quand l’écriture est arrivée, pour ceux qui vantaient la tradition orale ? Le livre est une chose bien vieille pour les habitués des films en deux heures. Peut-être que je me sens vieux avec mes livres, mais je ne veux plus me plaindre et être sentimental. 

Quel regard portez-vous sur l’avènement de la fiction ? Les films de super-héros, les séries comme Game of Thrones, Stranger things, les héros comme Harry Potter...Ce qu’on appelle culture de l'imaginaire semble avoir éclipsé tous les autres genres. Le divertissement aurait aboli les générations, et tout serait devenu loisir. Est-ce là aussi une question de génération ?

Quand on voit le ras-de-marée des films Marvel, des films Harry Potter...Désormais, il y a plus d’adultes que d’enfants pour aller voir ces films. A mon sens, c’est une régression. La société forcément encourage ça. Je pense que ceux qui deviennent adultes maintenant semble vouloir rester des enfants, être préservés, baigner dans une nostalgie sans fin de leur enfance. A mon époque, vous vouliez devenir un adulte, expérimenter ce qu’est la vie d’adulte, la sexualité, le monde «d'après». Puis une fois qu’on y arrivait, on s’en fichait de ce qu’on avait pu faire ou aimer avant, et surtout de ce que voulaient les enfants qui arrivaient.  

Dans votre essai « White», vous êtes très critique envers les dérives du communautarisme et d’une nouvelle forme de terrorisme de la morale, portée par les réseaux sociaux. Second degré, distance, différence entre vie publique et vie privée, culte de la victimisation...Il devient difficile de porter un regard sur l’époque quand on est une personne publique ?

Je pense que l’on arrive à une époque étrange, ou les combats et les menaces n’ont plus de hiérarchies. Désormais on crie «résistance» à tout et tout le temps. Regardez pour les anti-Trump ! Contre quoi résistez-vous ? Contre le dirigeant du pays démocratiquement élu, mais comme il ne vous plait pas, il faut le virer ? Faut-il vraiment que tous les jours, l’ensemble des médias et des personnalités «autorisées», lui tombent dessus ? Je n’ai plus l’énergie pour argumenter dans ces situations, dans des débats dont finalement, peu de gens se soucient. Regardez récemment, avec Justin Trudeau et l’affaire du blackface. Ca en devient presque dangereux. Il aurait dû combattre cette polémique. A force de renoncement, on s’approche dangereusement d’une véritable police de la morale. Le problème des réseaux sociaux est qu’ils offrent une caisse de résonnance à tous les événements, avec la même intensité. Il y a une vraie corruption du mouvement #Metoo, qui a bien entendu permis de faire avancer les choses et dont le combat est légitime. Mais les dérives font que certains, individuellement, profitent de la tendance pour ostraciser, blacklister, ruiner une carrière pour des raisons qui n’ont plus grand-chose à voir avec le mouvement lui-même. 

Mais vous-même, comment gérez-vous votre célébrité ? Vous êtes acteur mais aussi commentateur de la vie culturelle de votre pays, encore plus avec la sortie de votre essai, qui réaffirme votre vision de l’époque ?

J’ai une existence très solitaire. Les soirées, les sorties, c’est un peu du passé maintenant. J’ai mes amis, mon bureau... J’ai été et je suis toujours suivi, on relève ce que je dis, ce que je vois, ce que je commente. Mes livres ont eu du succès, d’autres non, on m’aime autant qu’on me déteste, j’ai eu une présence mouvementée sur les réseaux sociaux... Au bout du compte, je me sens comme un individu, pas comme Bret Easton Ellis et ce qu’on en dit. Et puis je n’ai pas la même célébrité qu’un personnage de télévision. Je vis à l’ouest d’Hollywood, sans doute la plus superficielle des capitales de l’Ouest, et on ne me reconnaît jamais ! Peut-être quand je sors ma carte bleue, on va juste me dire «j’aime bien vos livres !». Ca n’est clairement pas une notoriété handicapante. Il y a le Bret Easton Ellis, que je ne contrôle pas, qui est le résultat de tout ce qui a eu lieu avant, dans la sphère publique. Et puis il y a le Bret Ellis, à la vie tout ce qu’il y a de plus simple. Je dois séparer ces deux vies, vous devez le faire. Je ne pourrais pas passer mon existence à arpenter les tapis rouges, les inaugurations, les soirées...C'est tout le temps du contrôle, de la maîtrise, le rituel du costume... Je n’ai plus le temps pour ça. 

Pour la première fois, avec «White», vous abandonnez la forme du roman pour un essai. Etait-ce le moment de vous révéler et ne plus laisser planer la confusion entre votre héros et vous ?

Oui, c’est un peu ça. C’est une sorte de collection de ce que j’ai pu écrire dans les dernières années, notamment dans mon podcast. Un ami me demandait si je ne voulais pas écrire une histoire qui parlerait de moi, comme des mémoires. Mais ça serait vraiment différent. On n’est jamais la même personne selon l’époque. Dans «White», c’est juste une photographie de ce que j’étais ou je pensais au moment ou je l’ai écrit. C’est vraiment plus un essai, un discours libre sur mon époque, plutôt que des mémoires. 

C’est une forme que vous voulez retrouver bientôt ?

Oui, clairement. J’aimerais beaucoup écrire un livre sur les films et le cinéma, ce qui m’a influencé. Je ne suis pas vraiment intéressé par la politique. Je préfère écrire sur ce qui m’a construit ou influencé plutôt que sur moi-même. 

Vous avez parfois parlé de la mort de l’art, de sa perte d’influence. L'art n'a-t-il plus de valeur ?

Je ne pense pas que les nouvelles générations ne s’intéressent pas à l’art ou la culture, mais ils ne savent juste plus quoi en faire, comme s’ils ne savaient plus se l’approprier. Il y a comme une lutte permanente pour savoir ce qui peut être vu, lu, partagé. Des écrivains sont ostracisés pour ce qu’ils ont dit, des peintres ne peuvent plus être montrés parce qu’ils ne partagent pas le point de vue dominant ou majoritaire sur tel ou tel sujet, des acteurs doivent disparaître pour un comportement qu’ils auraient eu il y a vingt ans... et cela devient suspect de les apprécier…

Vous avez de nouveaux projets d'écriture ?

Je pense à un nouveau roman. J’ai une idée, qui date d’il y a des années. Ca pourrait se passer même avant mon premier roman «Moins que zero», paru en 1985, à l’époque du lycée, au début des années 1980. J’aimerais que ça se passe à cette époque. J’avais commencé quelque chose il y a des années, puis j'ai été distrait par le cinéma... Mais j'y reviendrai. 

Dans votre best seller «American Psycho», votre héros est un archétype du golden boy de Wall Street dans les années 1980. Tueur psychopathe, il en incarne toutes les dérives. Si vous deviez l’écrire maintenant, d’ou viendrait ce psychopathe ?

Je l’aurais mis dans la Silicon Valley, sans hésitation, au milieu des Mark Zückerberg et autre Elon Musk. La différence, ce sont les années 1980. Ces hommes qui étaient au coeur du pouvoir financier de Wall Street vivaient dans une sorte de glamour glacé, spectaculaire, typique de ces années là. Là c’est une génération moins fun, plus ennuyante. Mais c’est sûr, c’est là désormais qu’ils se trouvent.

«American Psycho», réédition collector (25€) et «White» (21,50€), Bret Easton Ellis, ed. Robert Laffont.

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