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Arnaud Desplechin sublime le classique «Angels in America» pour la Comédie Française

L'ensemble de la distribution (ici Dominique Blanc, Michel Vuillermoz et Gaël Kamilindi) colle parfaitement aux rôles attribués.[© C.Raynaud de Lage]

Un nouveau classique pour le répertoire de la Comédie Française. En adaptant l'oeuvre phare de l'américain Tony Kushner, «Angels in America», montrée la première fois en 1991 avec un succès immédiat, le metteur en scène Arnaud Desplechin propose un version raccourcie de cette pièce chorale dont l'action se situe au milieu des années 1980. Celles du reaganisme triomphant, sur fond d'épidémie d'un virus du SIDA alors méconnu, et qui causa des ravages dans la communauté gay.

Passant d'un format de près de sept heures à un peu moins de trois heures, le parti pris de Desplechin en garde toute la sève, et réserve quelques moments intenses entre les protagonistes, alors que de nombreuses versions, y compris dansées, ont déjà été réalisées, souvent avec succès.

La mise en scène, si elle ne fait pas feu de tout bois comme c'est désormais la règle dès qu'il s'agit d'une pièce attendue, marque par sa simplicité apparente, et laisse au moins aux acteurs la liberté d'évoluer et de faire vivre la scène, malgré les 44 changements de décors qui s'enchainent sans temps mort ni tombée de rideau.

Les grands écrans fixes en fond collent parfaitement à l'image qu'on peut se faire d'une pièce dont l'action se déroule dans la Grande Pomme, et dont les références visuelles des différents quartiers sont entrées dans la mémoire collective, à l'image de Central Park. L'autre difficulté, pour le metteur en scène français, était de trouver le juste équilibre entre pathos et respiration.

L'humour, en effet, n'est pas absente de la pièce, comme le souligne son sous titre : «Fantaisie gay pour des thèmes nationaux». Au final, on se surprend à rire plus qu'on ne pleure, et certains dialogues, entre ironie et absurde, éloignent habilement le trop plein d'émotions qui pourrait plomber la pièce.

Ecrit quelques années après la chute du mur de Berlin, par Tony Kushner qui se définit lui-même comme «juif, homosexuel et marxiste», le texte est traversé par ces problématiques, brûlantes à l'époque, de la fin de l'Histoire après l'éclatement de l'URSS et la fin de la croyance en un marxisme triomphant. Il évoque aussi la question de la liberté individuelle et de l'épanouissement, alors que le capitalisme le plus débridé impose sa loi, et du terrible quotidien de la communauté gay, esseulée et mise au ban de la société face à un virus du SIDA encore méconnu.

Des anges et un démon

On y suit, à New York, en 1985, le quotidien de quatre hommes, dont la vie est liée à la communauté gay, et des femmes qui gravitent autour d'eux (et dont les rôles, soit dit en passant, sont peu enviables). Prior, jeune travesti à la glorieuse histoire familiale d'anciens colons Wasp, est touché par le virus, et voit sa santé décliner jour après jour, sous les yeux de son compagnon Louis, un intellectuel juif qui n'arrive pas à dépasser ses peurs et les conséquences de la maladie, et préfère le quitter.

A l'opposé, un couple de jeunes mormons à la vision du monde corsetée cherche un équilibre apparement impossible. La fragile Harper Pitt, dont les médicaments peinent à occulter le mal-être que son entourage prend pour de la douce folie, cherche à ouvrir les yeux à son mari Joe Pitt, dont la sexualité va vite vaciller au contact de Louis, alors qu'il se rêve en impeccable homme de loi prêt à gravir les échelons de cette nouvelle administration triomphante.

Ce qui les fédère ? Le personnage de Roy Cohn, monstre d'autorité pétri de contradictions, et seul personnage à avoir réellement existé. Cet avocat républicain fut le père spirituel de Donald Trump, et l'un des pires chasseurs de «sorcières» du maccarthysme. Son acharnement envoya les époux Rosenberg sur la chaise électrique, comme on le voit sur scène lorsque le fantôme d'Ethel vient le hanter dans sa lente déchéance. Roy Cohn tentera de soudoyer le tendre Joe Pitt, passant son temps à nier sa propre homosexualité («Je ne suis pas homosexuel, je suis un hétérosexuel qui couche avec des hommes»), sa judéité, et sa séropositivité, préférant jusqu'à sa mort se prévaloir d'un cancer du foie. Un archétype de «méchant» qui ne cherche jamais à être sauvé, préférant encore mentir et tromper alors que la mort s'empare de lui.

une distribution parfaite

Pour faire vivre ces personnages parfois proches de purs archétypes, Arnaud Desplechin a su-sans doute le constat le plus marquant- distribuer les rôles à la perfection. L'apparente fragilité de Clément Hervieu-Léger dans la peau du malade Prior, qui tel un saint doit accepter ses souffrances pour voir la vérité se réveler, la bonhomie de Jérémy Lopez en Louis, épris d'amour et de liberté qui cache un sentiment de culpabilité, Christophe Montenez dans le rôle de Joe Pitt, icône américaine tout droit sortie d'un film de l'âge d'or d'Hollywood, à peine sorti de l'adolescence et de ses grands idéaux.

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Jennifer Decker alias Harper Pitt, mimant à la perfection le flottement émotionnel dû à la dépression et ses cocktails chimiques, et pourtant seule capable de changer son destin sans brader son optimisme, Gaël Kamilindi, en Belize, dont la grâce et l'apparente frivolité cache la certitude de ceux qui ont déjà subi tous les tourments, sans oublier Dominique Blanc, impériale comme d'habitude, qu'elle se glisse dans la peau d'Ethel Rosenberg, du rabbin, de la mère mormone ou encore de l'apparatchik. Mention spéciale à Michel Vuillermoz qui, tel un ogre vorace qui dévore ses congénères, fait de son personnage de Roy Cohn un être solaire, sans doute le plus libre, prêt à toutes les trangressions. 

L'amérique triomphe, mais pas du sida

Si cette épidémie a depuis perdu de sa puissance mortifère et que la création artistique s'est désormais emparée du sujet (le film «120 battements par minute» en est un bel exemple), les trente ans qui séparent la première représentation d'Angels in America de la version de Desplechin paraissent une éternité. La souffrance des malades durant ces «années Sida», leur dénuement, et les réactions presques irrationnelles (le virus serait une punition divine pour purifier la société) de leur entourage agissent comme le douloureux rappel d'une époque pourtant pas si lointaine qu'on a désormais peine à imaginer.

Pour les anges, froids, désabusés, pétris d'immobilisme, et qui apparaissent comme des visions au jeune Prior alors proche de la mort, le Sida (et donc, pour les puritains de l'époque, les homosexuels), c'est le grain de sable qui empêche les Etats-Unis de profiter de leur triomphe en cette fin de décennie 1980. Mais comme le souligne Tony Kushner au fil des dialogues, alors que l'Amérique est enfin toute puissante, puisque la perestroïka et la chute du mur de Berlin ont terrassé l'ennemi soviétique, cette liberté que promet le libéralisme sans frein est déjà réservé à certains, et porte en germe les laissés pour compte et minorités qui ne céderaient pas aux sirènes du capitalisme vainqueur.

Chaque personnage est traversé par les contradictions, et aucun ne semble se retrouver dans le modèle qu'on lui vante. L'origine sociale des différents protagonistes est là pour le souligner, qui tous représentent un pan de l'histoire américaine, du descendant des premiers colons aux mormons, en passant par les juifs d'europe centrale ou les descendants d'esclaves, avec la figure de ce jeune drag-queen afro-américain, déjà habitué de son côté aux brimades et à la stigmatisation. Entre les différents membres de ces communautés, les seuls rapports possibles sont conflictuels, biaisés par le pouvoir, la corruption, ou l'intérêt personnel. Le spectateur de 2020 se prend alors à regarder la pièce comme on étudierait les racines d'un mal-pour l'auteur ce libéralisme triomphant de toutes les disparités-qui s'est désormais étendu à toute la planète.

Comme le précise en avant-propos Arnaud Desplechin, «l'histoire ne se répète jamais, dit-on. Hier, Reagan avait été élu. Aujourd'hui Trump, après les années Obama. L'histoire et bien étrange». Et souligne à quel point chaque génération doit composer avec sa propre menace de fin du monde apocalyptique, ses promesses de fin de l'Histoire, et son urgence contemporaine à dépasser, hier la lutte contre la dictature soviétique, l'épidémie du SIDA, et aujourd'hui le réchauffement climatique ou l'intolérance religieuse.  

«Angels in America», de Tony Kushner, mise en scène Arnaud Desplechin, jusqu'au 27 mars, Comédie Française (Paris 1er).

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